II. Le Djent décortiqué
Ceci étant dit, on a tout et rien dit à la fois. Car oui, le djent est avant tout l’expression d’une onomatopée sonore. Mais pas que… La plupart des fans de djent vont avoir des qualificatifs qui leur viennent directement en tête à l’annonce de leur style chéri. Parmi eux, on pourrait notamment citer : la polyrythmie, les riffs saccadés et imprévisibles qui caractérisent le mieux ce style, souvent stéréotypé et représenté schématiquement par des 0-00-0-00-00-0 (sur tablature), c'est à dire des cordes jouées à vide (palm mute).
Le djent est une musique complexe, codifiée, que l’on peut qualifier de musique « intelligente » par son côté mathématique. On y trouve beaucoup de liens avec le jazz. Autant les riffs ne sont pas forcément très compliqués à jouer - car il n’y a pas tant de descentes de manches que cela - mais ce sont surtout les compositions des riffs, que l’on pourrait croire aléatoires, qui rendent l’exercice difficile, car les rythmes ne sont plus tout à fait binaires et tendent à se rapprocher du ternaire. Retenir un riff de tête n’est donc pas chose aisée. Il faut réellement plusieurs tentatives et beaucoup d’entraînement pour y arriver. C’est ce que l’on appelle tout simplement du « par cœur ».
Niveau instrumentation, on ne lésine pas sur les moyens et on ne fait pas dans le détail. C’est très généralement à l’aide de guitares sept ou huit cordes que les groupes nous balancent leurs offrandes musicales. Bien sûr, on peut aussi tomber sur des neuf cordes (Chorder, Glass Cloud, et depuis peu After The Burial et Within The Ruins), mais aussi tout bêtement et simplement sur des bonnes vieilles guitares six cordes classiques. En revanche, nous n’avons pas encore atteint la barre des dix cordes et bien malin qui pourra prédire quel groupe prendra le risque de l’incorporer dans sa musique dans les années à venir. Quant à la basse, la majorité du temps, on retrouve des cinq et six cordes, ce qui demande aussi une très bonne maîtrise technique de son instrument. La batterie est peut-être l’instrument le plus difficile à jouer dans le monde du djent. Car en plus d’être totalement désynchronisé et indépendant de ses mains et des pieds (c’est-à-dire de pouvoir jouer un rythme avec les mains et un tout autre rythme avec les pieds), il faut savoir jouer sur des contretemps, alterner entre du binaire et du ternaire, et surtout avoir une bonne mémoire, car les structures des riffs ne reviennent pas en boucle et ne sont pas évidentes à anticiper. Arrive le dernier élément principal : le chant. Et là, on peut être très mitigé en ce qui le concerne. Certes, certains vocalistes comme Spencer Sotello (Periphery), Chris Barretto (Monuments), Eliott Coleman (TesseracT), et Gus Farias (Volumes) sont reconnus dans le style comme ayant des cordes vocales magnifiques, mais ce n’est pas toujours nécessaire. Plus encore dans le djent que dans le monde musical en général, la voix fait purement office d’ornementation, et c’est parfois bien dommage tant les instruments sont suffisants à exprimer et faire ressentir de vives émotions.
Au final, le terme « djent » signifie et caractérise plus le son de la musique pratiquée que le style en lui-même. En outre, le terme « djent » est maintes fois remis en cause au sein du milieu metal lui-même. Le groupe Rosetta faisant notamment allusion au fait qu’un style ne peut pas être caractérisé en fonction du son qu’il produit, et propose même d’appeler le doom metal « DUNNNN ». Interrogé sur l’excellent site got-djent.com, le guitariste Thomas « Drop » n’est même pas en accord avec le nom de l’onomatopée. D’après lui, « cela ne sonne pas vraiment comme 'djent-djdjdjent', mais plutôt comme un canard malade, ‘quack-quaquaquack’ ». Misha Mansoor lui-même concède que le terme « djent » est assez vague et qu'il l'avait employé pour qualifier le son d'une corde jouée « en étouffée » ou en « palm mute », mais que le terme est devenu un genre au fur et à mesure. C’est pour cela qu’il existe très peu de groupes pouvant se qualifier de djent « pur », car à cette désignation est souvent juxtaposé un autre terme pour préciser la direction musicale empruntée. C’est ce que nous allons voir dans la partie suivante.
1. Les différents genres (djent pur, évolutions vers le djent, incorporation du djent, sous-genres du djent)
A l’instar de son confluent d’origine, c’est-à-dire le metal et le metal progressif en particulier, le djent incorpore beaucoup d’éléments extérieurs, ce qui en fait sa force, sa complexité et son originalité. C’est un des sous-genres les plus ouverts et qui peut, de par sa complexité, prétendre à brasser presque tous les styles existants, les plus divers et variés.
Voici une petite revue d’ensemble des possibilités de fusion qui s’offrent à vous et qui peuvent vous amener à apprécier et vous ouvrir au djent :
Si vous vous sentez plutôt une âme de rappeur et que vous kiffez bien les flows rapides et enjoués, le groupe Hacktivist vous satisfera certainement (écoutez la reprise de "Niggas In Paris" pour vous en convaincre). Dans un style un peu plus « bourrin » instrumentalement, vous aimerez peut-être aussi ALT-F4, qui n’a à ce jour qu’une seule chanson en réserve. Et pour ceux qui en ont marre du chant américain, vous trouverez un peu d’originalité avec le groupe Hermetic Evolution et ses vocalises en polonais, qui saura très certainement vous surprendre, ou tout simplement avec du français et le groupe Smash Hit Combo, très prometteur.
Pour les vrais mélomanes (et je sais qu’il en existe encore), vous serez sûrement tentés par un petit peu de jazz. Et là, vous allez être servis car c’est un des styles qui se marie le mieux avec le djent. Comment ne pas citer deux des collectifs les plus respectés et imposants que sont Animals As Leaders et Tesseract, vrais leaders du genre. Sinon, le Français de Dorthal, ou le Serbe de David Maxim Micic seront également à votre goût.
Pour les vrais barrés de la tête et les plus ouverts d’esprits, vous trouverez votre bonheur avec le projet solo du français Rémi Gallego, The Algorithm, qui reste extrêmement difficile à définir, même par son créateur. Un vrai OVNI dans le milieu. Sincèrement, il vous faudra l’écouter pour savoir de quoi il s’agit, mais ce qui est sûr c’est qu’il brasse des éléments djent/ metal de toutes sortes avec de la musique électro baignée dans un univers geek profond. On y retrouve de toutes les influences, notamment quelques touches reggae.
Pour les plus élitistes et les plus éclectiques, vous trouverez votre bonheur avec l’imbrication entre musique classique et djent. A commencer par Angel Vivaldi (dont le nom ne pourra pas vous berner). Le projet solo Roma Ivakov emprunte aussi quelques sonorités à ce style. À un autre degré, Within The Ruins peut aussi vous combler, même si les éléments de musique classique avaient déjà été incorporés avant que ceux du djent n’arrivent.
Enfin, pour ceux qui aiment l’exotisme, vous serez ravis des mélodies folks et orientales dont certains groupes viennent garnir leur musique. Je pense notamment aux Indiens de Skyharbor, aux Russes de Shokran, ou encore au Koweïtien Khalid Al Mansour de Awesome K, qui n’hésitent pas à mettre en avant leurs origines par le biais de la culture musicale.
On peut donc faire le constat que ce style se différencie un minimum des autres courants à la mode, comme le metalcore et le deathcore qui n’assimilent que très (trop ?) peu rarement des styles extra-metal. Tout ce melting-pot, cette fusion, fait la richesse de ce style et contribue à son renouvellement et à son expansion. Tant que le djent fera preuve d’une telle intégration musicale, il est sûr d’avoir encore de beaux jours devant lui, contrairement à d’autres genres qui sont voués à mourir assez rapidement, tout du moins à s’engluer et stagner à cause de leur manque d’innovation.
Malgré l’existence et l’émergence récente de la scène djent, on peut d’ores et déjà y distinguer plusieurs écoles, avec leurs têtes de gondole respectives. Bien évidemment, la tentative de classement et de découpage qui suit est subjective, aucun groupe, ou très peu, ne peut être figé dans une catégorie, et certains appartiennent à plusieurs de celles-ci. On peut néanmoins essayer de les classer de la façon suivante :
L’expérimental d(é)janté que pratiquent à merveille Periphery et les Anglais de Monuments, dans un style moins académique, à base de riffs complètement barrés et avec des voix claires parmi les plus réputées.
Le progressif atmosphérique, dont la longueur des chansons est un peu plus poussée et dont les maîtres incontestés sont les membres de TesseracT. Les Français de Uneven Structure représentent en outre assez sérieusement la scène bleu blanc rouge.
Un djent plus axé vers metalcore/deathcore existe aussi et dont les figures de proue sont Volumes, Structures, Aristeia, Elitist, Damned Spring Fragantia, ou encore Chorder et sa gratte neuf cordes.
Le style ambidjent (contraction du terme « djent » et de « ambiant ») est de plus en plus présent et forme la suite la plus logique dans l’évolution du style. On peut même affirmer que c’est celui qui endosse le mieux l’aspect de « djent pur ». Du coup, il est aisément facile d’en trouver. On peut y découvrir notamment Cloudkicker, WorC, Proghma-C, Spiralmountain, Returning We Hear The Larks, Outrun The Sunlight, AbsentDistance, ou encore Sithu Aye.
- On pourrait encore diviser cette catégorie en deux sous-genres, avec notamment la forte présence de groupes, composés de plusieurs membres, à base entièrement instrumentale, et dont les plus grands représentants sont : Animals As Leaders, Modern Day Babylon, Wide Eyes, [STÖMB], Their Dogs Were Astronauts.
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Et en parallèle, existent des projets composés d’un soliste multi-instrumentaliste comme Mysarium, ForTiori, Encircle, Michael Shea, Shades Of Black, Keith Merrow, Sean Hall, AnupSastry.
Comme dans tout classement, il y a ceux que l’on n'arrive jamais à inclure. Ce sont les inclassables, les OVNI du djent. Deux sections majeures sont à retenir : les suédois de Vildhjarta (qui se qualifient eux-mêmes de « Thall », terme toujours indéfinissable à ce jour) et le projet français The Algorithm, aux multiples influences.
Mais on trouve également le djent dans un autre état : celui d’entité assimilée dans un autre style. C’est clairement le cas - et l’exemple en est frappant, voire symptomatique - avec les mastodontes du deathcore progressif que sont After The Burial, Born Of Osiris, Veil Of Maya, et Within The Ruins. En effet, ceux-ci qui ont commencé à assimiler l’apport du djent au fur et à mesure dans leurs derniers albums, notamment Veil Of Maya, qui reçoit l’aide de Misha Mansoor dans Eclipse dont les structures sonnent clairement de plus en plus djent. Il faut dire que le djent et le deathcore sont très liés musicalement parlant, puisque leur apparition et leur évolution sont presque simultanées, que les deux styles se sont mélangés très rapidement et ont su trouver la bonne formule et les bons ingrédients afin de séduire un nouveau public. D’ailleurs, le quatuor infernal cité précédemment n’est pas une exception, puisque nombre de groupes de deathcore ont évolué vers un style plus djent au fil de leurs albums, en y incorporant maintes influences. Cet apport est bénéfique réciproquement puisque le djent et le deathcore - plus encore pour le deathcore car plus « pauvre » musicalement parlant – ont eu besoin l’un de l’autre afin de se renouveler et ne pas tomber dans la désuétude trop vite.
2. Le nom des formations
A l’instar des groupes de grindcore qui ont souvent des noms qui tirent vers le porn/gore/thrash, ou ceux de black metal blasphématoires à souhait, le monde du djent se distingue quant à lui par des noms... assez mathématiques, architecturaux, ou tout ce qui touche au monde de la physique quantique. Des exemples peuvent être fournis à la pelle, mais on se contentera ici de donner les noms des principales formations, qui seront suffisant à vous faire comprendre dans quel monde vous avez plongé. On trouve des
Monuments, des
Volumes, des
Textures, en passant par des
TesseracT, des
Structures, des
Circles, des
Algorithm, des
Polygons, voire des
Intervals, des
Reflections, ou encore des
Entities et des
Schoenberg Automaton, sans oublier un
Substructures qui, pour le coup, pourrait prétendre à recevoir la palme du meilleur nom de groupe de djent, si cette récompense existait. On constate aussi une forte présence des noms ayant un rapport avec l’astronomie comme
Neberu,
Their Dogs Were Astronauts,
The Helix Nebula,
Orion,
Hyperion, Galactic Pegasus,
Astral Display,
She Was The Universe,
ou d’autres
Between The Planets, et j’en passe.
Je pense que vous avez compris en
substance (tiens, pas mal non plus comme nom, ça pourrait donner des idées à de jeunes musiciens) de quoi il est question ici. Vous vous trouvez dans un univers, un cosmos carré, réglé, encadré, droit et plein de théorèmes rigoureux, méthodiques et cartésiens.
3. Les thèmes et les paroles abordés par les formations
Vous le savez comme moi, chaque style, chaque sous-genre du metal possède des thèmes lyriques qui leur sont bien propres. Sans faire de liste exhaustive, on peut citer pêle-mêle la mort et la violence pour le death metal, la mythologie pour le folk metal, la Nature pour le power metal, ou encore la religion et une haine misanthrope profonde pour le black metal. Point de tout cela chez les «
djenteux » (amateurs de djent). En vérité, on a du mal à en discerner les contours, même si une petite tendance se dégage : celle de l’abstraction, de la transcendance, de thèmes philosophiques et de tout ce qui touche à la cosmologie, mais aussi un monde qui emprunte beaucoup à la culture geek. Bref, même si cela ne concerne pas 100% des groupes, ce ne sont pas des sujets très engagés ou très sérieux ; tout au plus une invitation à la réflexion personnelle un peu plus poussée, mais soyons francs, l’essentiel de ce style ne réside pas ou très peu dans l’interprétation des paroles, ni dans le chant en lui-même (sans vouloir faire offense aux quelques chanteurs prodigieux qui garnissent cette musique et cités en partie précédemment), mais plutôt dans l’instrumentation. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’est pas rare de voir des groupes entièrement instrumentaux, ou qui sortent un album instrumental, peu de temps après avoir sorti la version vocale.
Tout cela se ressent aussi notamment à travers le style vestimentaire de nos amateurs de djent. En effet, rien ne les distingue vraiment d’une personne lambda (j’entends par là «
non fan de metal ») et on se trouve ici à des années-lumière des stéréotypes et clichés qui entourent le monde du metal à ce niveau. A la limite, si l’on devait dresser un portrait (stéréo) type d’un djenteux, ce dernier serait habillé en bermuda, chemise à carreau, lunettes, cheveux courts, pouvant se permettre de porter un écarteur pour se distinguer un minimum. Bref, une personne cool, calme, relax, zen, à laquelle on ne prête pas forcément attention, surtout si celui-ci se trouve à côté d’un fan de black metal style
Marduk ou
Gorgoroth.
Il serait impensable de passer à côté d’un trait important du djent et l’une des caractéristiques qui permet de reconnaître le plus facilement un groupe pratiquant ce style : les pochettes d’albums. Ce sont les premières images que l’on voit d’un groupe, et ce sont elles qui permettent de se faire une idée du groupe en question. Cela donne, sauf à de rares exceptions près, des indices sur l’orientation stylistique du groupe.
Petit mode d’emploi pour discerner assez facilement une pochette de disque d’un groupe dit «
djent ». Il faut que deux ingrédients bien particuliers soient présents sur la pochette, et cela marche dans 99% des cas.
Tout d’abord, les couleurs. Celles-ci sont plutôt récurrentes et remarquables. Ce sont des couleurs qui flashent et qui sont multiples, tel le prisme d’un arc-en-ciel. Celles qui reviennent le plus souvent sont le violet, le bleu et le vert, mais il n’est pas rare de trouver du rouge, du jaune ou du rose. Ces couleurs ont rarement un ton sobre, sont au contraire plutôt éclatantes et attirent l’œil. Par exemple, une aurore boréale aurait parfaitement sa place sur une illustration d’album djent.
Ensuite, il faut s’attacher aux formes. Entre les pyramides, les paysages stellaires, les planètes et autres formes géométriques telles que des polygones, des pentagrammes, ou autres, on y retrouve très vite les thèmes abordés par les groupes dans leurs chansons.
Alors bien sûr, chaque ingrédient dissocié ne garantit aucunement que cela soit un groupe de djent, les pyramides étant assez présentes dans d’autres styles. Mais ces deux caractéristiques imbriquées ne laissent que très peu de place aux doutes quant à la nature du style pratiqué par le groupe en question.
D’ailleurs, à ce propos, deux artistes se distinguent clairement du reste par leurs travaux.
En premier lieu,
Daniel Wagner, designer graphique qui a créé D-DUB Designs en 2007, et qui peut se targuer d’avoir à son actif une grande partie des pochettes de djent existantes à ce jour. Je vous recommande d’ailleurs vivement de vous rendre sur son site
http://www.designbyddub.com/artworks pour admirer ses magnifiques œuvres.
On trouve également
Cameron Gray au crayon. Pour sa part, il peut se revendiquer d’être caché derrière les pochettes des deux derniers
Born Of Osiris, et de
Within The Ruins.
Pour compléter le tout, et faire un peu le tour des pochettes-types, pourquoi ne pas mettre un peu de pyramides,
mais aussi des paysages,
et enfin de planètes, des formes géométriques et autres nébuleuses de couleurs étranges et variées.
Ajoutez à cela le nom des bandes assez clairement indentifiables, et vous saurez dorénavant reconnaître un album de djent les yeux fermés (énorme prouesse en soi).