Attention, terrain miné. Chroniquer le dernier Oathbreaker s’apparente, par les temps qui courent, à un exercice relativement risqué et difficile, car c’est un euphémisme d’affirmer que les belges sont désormais attendus au tournant. Forts d’un très solide premier album (Maelstrom) et d’un second effort qu’on peut aisément qualifier comme étant l’un des plus grands albums de blackened-hardcore jamais réalisés (Eros/Anteros), tout s’est salement accéléré en quelques mois pour le quatuor mené par Caro Tanghe et Lennart Bossu (Amenra) : célébration unanime dans la presse spécialisée (si vous avez déjà lu une critique négative d’Eros/Anteros, vous êtes une chose rare), concerts par trouzaines partout dans le monde, gros festivals, et désormais publication en grande pompe d’un troisième opus attendu comme le Messie par une bonne partie de la scène : Rheia, qui sortait ces jours-ci, nimbé de mystère et entouré d’une effervescence rare dans le petit monde des musiques extrêmes. Tentative d’analyse d’un opus qui aura parfois été annoncé comme l’album de l’année avant même sa sortie.
Les premiers morceaux lâchés par le groupe depuis début septembre via un teasing savamment orchestré par Deathwish Records (et Dieu sait que son patron est un businessman accompli), laissaient entrevoir un Oatbreaker ayant largement mué. Le brillant groupe de « hardcore bourrin avec du BM dedans » semblait s’être transformé en tout autre chose : plus de hardcore ou presque (argh!), davantage d’éléments post-métal/post-Black Métal (ci-après « post-BM ») que par le passé (irgh!), et surtout, et là c’était quand même le grand saut, du chant clair à foison (urgh!). Toute l’intelligence du groupe (et de Deathwish) a en l’occurrence été de préparer la fiévreuse audience d’Oathbreaker à cette mue en présentant en premier lieu ''Needles In Your Skin'', morceau inattaquable et tubesque au possible (quel final grandiose), représentant le tout meilleur des « deux versions » du groupe : à l’étage des nouveautés, ''Needles In Your Skin'' contient une bonne dose de chant clair, mettant plus que jamais en avant la voix si particulière de Caro Tanghe, qu’on découvre sous un nouveau jour sur cet opus et sur laquelle on reviendra ci-après. Toujours dans les nouveautés, l’adjonction de longues séquences purement BM/post-BM, sous influence Deafheaven / Wiegedood (excellent groupe post-BM du bassiste d’Oathbreaker et de Levy Senaeve d’Amenra : si si la Church Of Ra family) voire Shining (pas les mecs avec le saxo, les autres) pour la froideur et la mélancolie évidentes. Au rayon « zone de confort » par contre, on retrouve encore quelques rares séquences hardcore pour rassurer les fans de la première heure, notamment un pont dévastateur à mi-parcours. Et enfin, en guise de bouquet final, une mélodie absolument imparable, typée « post BM déchirant » et qui vient emballer tout le monde. Du grand art en termes de teasing donc, mais surtout en termes de musique, car très franchement, ce morceau justifie à lui seul l’achat de l’album. Mais s’agissant du reste, on n’est pas tout à fait aussi emballés, ou à tout le moins, peut-être pas aussi dithyrambiques. Il semble que la mue d’Oathbreaker ne soit pas encore totalement achevée ou réussie, et ce constat tout à fait personnel tient à deux raisons :
La première raison, c’est finalement l’absence assez totale d’effet de surprise. OK, sortir de la filiation hardcore pour entrer de plain-pied dans la grande famille du « post » c’est très bien, et Oathbreaker s’y prend à merveille (car ne vous y trompez pas, ''Needles'' est le seul morceau de l'album contenant encore une once de hardcore chaotique à la Converge). Qu’on parle de post-métal tellurique à la Amenra (''Immortals'', bien que son final rappelle davantage Envy, ou le développement de ''Where I Leave'') ou de post-BM comme sur… eh bien comme sur la quasi-totalité des morceaux en fait (''Where I Live'', ''Second Son Of R'', ''Being Able To Feel Nothing''), il est clair que le quatuor belge maitrise pleinement son sujet. Néanmoins, l’adoption d’une filiation « post », et en l'occurrence clairement post-BM, est un choix qui a été fait par un nombre assez incalculable de groupes ces dernières années, au premier rang desquels Deafheaven, qu’il est assez difficile de ne pas citer en écrivant ce papier, tant certains passages de Rheia sonnent comme du bon « female-fronted-Sunbather » (notamment ''Second Son Of R'', ''Being Able To Feel Nothing'' ou encore ''Where I Live''). Ce qui est tout à fait cool en soi et qui n’attente en rien à l’indéniable qualité des morceaux présents sur le troisième opus des belges, mais il convient de raison garder : cette nouvelle filiation ne suffit guère à crier au chef d’œuvre ou à l’incroyable performance, dès lors qu’il s’agit plus « simplement » d’une brillante synthèse de l’air de temps. Très réussie certes, et indéniablement personnelle, mais en rien novatrice. Peut-être qu’en conservant davantage de leur base hardcore et en la liant à ces éléments nouveaux, la magie eut davantage opéré, car on y aurait alors retrouvé tout ce qui faisait la qualité de l'ancien Oathbreaker (ce sentiment d'urgence et d'agression typique du hardcore et un peu perdu en route, et cette versatilité dans les tempi notamment) tout en s’émerveillant des nouveaux apports précédemment décrits. Mais d’un autre côté, il est vrai qu’il était important de se délester de tout ou partie de l’héritage Convergien, omniprésent sur Maelstrom et plus encore sur Eros/Anteros. Oathbreaker a donc tranché, et choisi de se délester de quasiment tout cet héritage, pour aller chercher ses nouvelles inspirations ailleurs, du côté de la Church Of Ra et de la scène post-BM notamment. C’est tout à fait louable, mais on aurait sans doute préféré être les témoins d’une mue un peu moins cassante et « à la mode » que celle à laquelle on assiste avec ce nouvel effort. La seconde raison, c’est un avis finalement assez partagé sur la nouvelle proposition vocale de Caro Tanghe, véritablement omniprésente sur Rheia. Si on devait faire un ratio en se basant purement sur le ressenti, a priori on dépasse aisément la barre des 70 voire 75% de chant clair sur Rheia, les 25-30% restant étant constitués des classiques hurlements de la frontwoman, toujours aussi habités et destructeurs. On ne peut que saluer et célébrer une telle prise de risque dans le principe, car passer de 5 à 10% de chant clair à plus de 70% en l’espace d’un album est pour le moins courageux, surtout quand on se sait aussi attendu, mais le résultat n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de la tentative. Il est évident que la voix claire de Caro Tanghe est intéressante et qu’elle sied bien à la nouvelle orientation du combo (par contre essayez d’imaginer ça sur ''No Rest For The Weary'', ''Glimpses Of The Unseen'' ou ''Hierophant'' : ça le fait déjà moins), mais il est tout aussi évident que les capacités vocales de la jeune femme restent à développer et à polir.
Encore loin d’atteindre une justesse de tous les instants, la voix claire de la frontwoman est à l’image de la performeuse qu’on découvre sur scène : introvertie, fragile, parfois hésitante, et parfois touchante. Cette évidente prise de risque fonctionne très bien sur certains morceaux, comme sur ''Stay Here/Accroche-Moi'', piste acoustique qu’elle sauve d’une certaine indigence par sa performance habitée, sur ''Immortals'' ou encore sur l’outro électro/ambient ''Begeerte''. Mais las : trop souvent sur le reste de l’album, et dès l'introduction ''10:56'', on est tout simplement à la limite de la justesse par instants. Cela peut déstabiliser un peu, voire fatiguer à la longue, comme sur certains passages de ''Being Able To Feel Nothing'', de ''Second Son Of R'' ou de la pourtant fabuleuse ''Needles In Your Skin''. Pas de quoi s’insurger mais, une fois encore car dans l'ensemble la performance demeure pleine d'impact et de personnalité, mais pas de quoi s’enflammer non plus. Peut-être que le prochain album sera celui sur lequel Caro Tanghe fera montre d’une maitrise totale. En attendant, son talent et son investissement remarquables compensent un manque de technique assez indéniable, et également (et c’est plus ennuyeux) un certain manque de progression, car rien ne permet d’affirmer que la voix claire de Caro Tanghe soit meilleure sur Rheia qu’elle ne l’était sur ''Maelstrom'' ou sur ''The Abyss Looks Into Me'' par exemple. Et pour ce qui est du reste du combo, qu’on oublie trop souvent, là par contre RAS, c’est grand soleil sur le plat-pays (enfin, façon de parler vu la noirceur des compos des belges) : Lennart Bossu a rarement été aussi inspiré, même si encore une fois, on aurait voulu qu’il ne se départisse pas complètement de ses racines hardcore pour assumer un vrai mélange des genres, plutôt qu’une évolution stylistique aussi tranchée. Côté section rythmique, l’ensemble est d’une grande propreté, et Ivo Debrabandere a visiblement progressé en termes de jeu purement BM, de longes séquences de blasts typiquement post-BM ayant remplacé le jeu plus nuancé des précédents albums. Là encore, on regrette qu’il ait presque totalement abandonné le jeu estampillé Ben Koller, qui faisait aussi toute la versatilité rythmique des précédents Oathbreaker, versatilité qui a assez largement disparu dans ce nouvel opus plus monolithique que ses grands frères... Mais tout aussi brillant, reconnaissons-le bien aisément.
En conclusion, Rheia est, bien évidemment, un très (très) bon album, et clairement un des meilleurs albums de post-BM de l’année. Pouvait-il en être autrement au vu de l’éclatant talent de ses membres? Non. Mais est-il le chef d’œuvre fébrilement attendu? A mon sens, pas du tout. Je ne suis même pas certain que ce soit leur meilleur album à ce jour, lui préférant encore Eros/Anteros. Soit la mue n’est pas encore tout à fait complète, soit elle a été trop brutale à mon goût, et elle n’est pas encore assez dégrossie. En se départissant complètement d’une partie de son héritage pour le remplacer intégralement par une nouvelle filiation, Oathbreaker a clairement égaré une part de son identité. C’est une courageuse évolution, mais à titre personnel je lui aurais préféré une symbiose plus intégratrice. Je ne crois pas une seule seconde que les belges aient procédé ainsi dans l’optique consciente de se mettre au gout du jour et de suivre une mode, mais il est clair que, comme tout groupe dont les yeux et les oreilles sont ouverts sur son époque, Oathbreaker s’est largement laissé influencer par cette inévitable mouvance (les groupes de post-BM fleurissant aujourd’hui comme fleurissaient les combos metalcore en 2000-2005 ou les combos deathcore en 2007-2010). Peut-être un peu trop, mais pas assez néanmoins pour bouder notre plaisir.