Sur le papier, ce groupe fait baver. Imaginez cela, un projet réunissant deux artistes norvégiennes de noise et Ivar Bjørnson, guitariste et co-fondateur d’un des groupes les plus réputés de la scène metal extrême: Enslaved, pour une série de concerts. Bjørnson, ainsi que les autres membres d’Enslaved, n’ont jamais caché leur goût pour l'expérimentation, et l’ont démontré à plusieurs reprises, aussi bien en dedans qu’en dehors du groupe, souvent avec succès. Ça y est, vous avez de la salive au coin des lèvres ?
Initié par les deux membres de Fe-Mail (Hild Sofie Tafjord et Maja S. K. Ratkje), un groupe de noise, et Ivar Bjørson, le projet Trinacria fut commandé par le Rikskonsertene. C’est une association norvégienne destinée à promouvoir la musique locale via des concerts, responsable de plusieurs festivals aussi bien en Norvège qu’à l'étranger. Sans œillères ni discrimination de genre, elle organise aussi bien un festival musique classique à Oslo, des concerts gratuits dans les lycées du pays qu’un concert en Inde avec El Caco et Enslaved en tête d’affiche. Trinacria ne devait être qu’un groupe de scène initialement, mais le collectif réuni autour de Bjørson et Fe-Mail – plusieurs membres d’Enslaved ainsi qu’Iver Sandøy (Emmerhof et Manngard) et Espen Lien – décida de graver dans la pierre l'expérience en enregistrant un album, et signa donc un contrat avec Indie Recordings.
Trinacria, c’est donc la rencontre du metal extrême et du noise. Venant du groupe ayant accouché de Mardraum, ce n’est donc pas si surprenant. La destruction des structures musicales, la création du chaos et d’un univers cauchemardesque, cela ne leur est pas étranger. Leur metal extrême devrait donc se marier à merveille avec un genre dont le but est de créer de la musique en utilisant des sons amusicaux, du bruit. En cela, le pari est réussi. La base musicale de la plupart des morceaux ne dépaysera pas les fans: même son de guitare, même genre de riffs, le chant si reconnaissable de Grutle, même production. Un squelette donc qui ressemble assez à du Enslaved dernière période, le clavier, les solos et les influences Pink Floyd en moins. À cela se greffent les arrangements noise des deux femelles de Fe-Mail: samples bruitistes, bruitages fait au cor, loops électroniques.
Les compositions sont étirées – la moyenne est de 7 minutes – et tendent soit vers l'agressivité, soit vers l’oppressant. Après un premier titre martial et atmosphérique, oppressant et chaotique, "The Silence" et "Make No Mistake" pourraient très bien être des chutes studios de Mardraum, tant elles sont proches des titres de cet album, le génie de composition en moins. Agressives et utilisant un phrasé de guitares râpeux, elles ne contiennent pas assez de progression et sont bâties sur un nombre minimal de riffs. Trop plates, manquant de variété, ces deux chansons plombent le début du disque. Mais Trinacria se rattrape en nous offrant une seconde moitié qui va bien partir pour culminer sur sa fin. Se débarrassant de sa propre influence, Bjørnson (le seul compositeur sur ce disque) écrit 3 titres qui sont enfin plus proches du but avoué de Trinacria: de véritables paysages sonores atmosphériques, chaotiques et oppressants, évoquant la folie et l’entropie.
Pesants et tout en ambiances, les deux titres "Endless Roads" et "Travel Now Journey Infinitely" emmèneront l’auditeur dans une atmosphère prenante, dont il aura du mal à se dégager. Sauf s'il prête un peu trop d’attention au travail de composition et remarque le peu de riffs. Ce n’est cependant pas un défaut dans ce cas de figure, l’approche hypnotique prenant le pas sur l’attention. Prenant son temps, montant en puissance, "Endless Roads" est un bloc monolithique (et monoriffique) d’une lourdeur impitoyable. Et que dire de l’hallucinant titre final. Le plus riche en orchestrations (ce magnifique chant féminin, les arrangements de cor), le plus fouillé, celui qui vous prend, vous enserre jusqu'à l'étouffement, il vaut à lui seul l'écoute du disque. La vraie richesse de Trinacria se révèle donc dans cette seconde partie, après une première moitie pendant laquelle le groupe ne sait pas sur quelle pied danser.
Au final, une légère déception est tout de même de mise. Le groupe ne cesse d'hésiter sur le début du disque, valsant entre violence et atmosphère, sans aller jusqu’au bout dans chaque cas, utilisant des gimmicks de composition (le peu de riffs) qui ne siéent pas forcément au style, et surtout décevant par rapport à nos attentes. Il se reprend sur la seconde partie pour notre plus grand bonheur et la surprise et l’extase musicale sont alors au rendez-vous. Cet album aurait pu être vraiment excellent, si le niveau du dernier titre était présent tout du long. Dommage que des artistes de cette trempe mettent autant de temps à démarrer.