Il en va de la fusion comme du rock progressif. Aux grandes heures des années 70, on pouvait réellement dire de certains groupes que leur rock progressait ; par la suite, avec une perte évidente de qualité, d’autres ont simplement « fait du progressif »… Vers la fin des années 80, quelques djeun's ont de même fusionné les styles ; depuis, mieux qu’une étiquette, « faire de la fusion » est devenu une niche à part entière. Pas de doute : les français de Mamagreyo ne sont pas de la race des pionniers. La fusion qu’ils proposent est celle que leurs ancêtres pratiquaient il y a quoi ? presque deux générations. Mais d’abord, quelle fusion ? Et avec quel succès ?
Comme en sculpture, la description du groupe pourrait se planter d'un seul bloc. Et ce bloc - nul besoin de tourner autour du pot - s'appellerait Rage Against The Machine. Alors bien sûr, on dégrossira par la suite de quelques coups de burin bien placés, on cisèlera les détails, histoire d'affiner les contours et d'extraire la personnalité. Mais la pierre, le matériau de base, immanquablement, rappellera à quiconque le quatuor de Los Angeles. À commencer par la voix, par ce débit de sale gosse revanchard, ce « rap blanc » qui fit les grandes heures du sieur De La Rocha - tout comme ces hurlements âpres, ou cette approche très frontale, très revendicative, des refrains ( autant de slogans martelés à grand renfort de voix doublées). La formation elle-même ne peut qu'évoquer "Ratmeu" : avec cette charte radicale des « trois instruments - pas plus », sa sécheresse assumée, la puissance brute qui en résulte, la révolution rouge de 92 semble se rejouer sous nos yeux... Appuyée par une prod' énorme, à la fois puissante et naturelle, nous voilà donc en face d'une formule simple, mais qui depuis longtemps a fait ses preuves: binôme rythmique indéboulonnable, bruitages, irruptions de riffs intransigeants, et, pour mener la danse, le flot teigneux du chant, qui tantôt postillonne sur les couplets, tantôt (avec le retour rugissant des guitares saturées) exhorte son monde sur les refrains.
Alors? Ne serait-ce donc rien de plus qu'un énième Rage à la française? N'allons pas trop vite en besogne. Dans le détail, de fait, Kind Of Poultry s'éloigne assez nettement du grand frère, en premier lieu sur le message ou même l'humeur véhiculés. Pas grand-chose de politique à se mettre sous la dent, en effet : « just keep the groove », dit l'intérieur de la jaquette - et l'artwork d'un goût délicat montre qu'on est ici plus proche d'un Max Pecas que d'un Che Guevara. Aucun doute : nous voilà bien en France... Malgré tout, ce côté fun, léger - s'il n'exclut pas des montées de rage à chacun des titres du EP - est au final le moyen d'injecter à l'ensemble un peu plus de personnalité. Autre exemple : entre deux riffs de plomb, le guitariste est évidemment très amateur des gadgets sonores du magicien Morello ; mais, s'ils sont ici moins extra-terrestres, les passages de gimmicks et de bidouille servent en définitive le propos de façon plus festive, moins tourmentée, plus « cool » : bip et beat disco sur "No Submission", wah-wah sauce funk de "Kind of Poultry", etc. etc... Boostées de riffs tournoyants - parfois très méchants, comme sur le final de la dernière piste - de cocottes funk à se briser la nuque, les quatre compos du E.P. apparaissent ainsi plus colorées, et dans le même temps débarrassées de tout superflu, réfléchies et calibrées pour l'efficacité maximale.
Nous voilà donc avec un amuse-bouche aux influences certes très marquées, au vocabulaire peut-être un peu anachronique, mais dont les quatre chapitres font mouche au premier essai. S'il reste de la marge pour que les riffs soient encore plus percutants, les refrains encore plus fédérateurs, et la personnalité un peu plus affirmée, nul doute quant à la qualité du produit proposé : ça claque, ça tabasse, ça fait taper de la Converse et chauffer honorablement le caisson de basse. Encore un peu plus de folie, un peu plus de parti pris, et les kids oublieront bientôt le « Fuck you I won't do what you tell me !»