L’Échelle Du Désir était une créature bicéphale fascinante. Un côté bouffon, grand bazar joyeux, qui se traduisait par des textes farfelus et des séquences musicales sorties d’un cartoon de traviole. Et un côté poisseux, malsain, qui se manifestait par la lenteur des progressions, la malice de ces musiciens, qui se vautraient avec un grand sourire dans l’inconfort. Cette dualité, ce jeu d’équilibriste, Jack Dupon l’assurait avec classe et intelligence tout au long de ce disque. Et pour autant, on n’imaginait pas le groupe reproduire le même schéma sur un prochain essai, si par chance il devait avoir lieu. Aujourd’hui, la bande à Dupon est de retour avec Demon Hardi, et en effet, elle a changé.
Ou, au lieu de « changé », disons qu’elle a choisi son camp. Plutôt "Cousine" que "La Trilogie Des Mouches". Plutôt music-hall improbable qu’excroissance Lovecrafto-RIOesque. Le monde de nos Clermontois n’est plus si noir, plus si glauque. Ce qui ne les empêche pas de jouer à nous faire peur, ici et là. Tenez, prenez ce "Labyrinthe", qui ouvre le bal : « j’aime pas l’avion à réaction » qu’ils commencent… et le morceau de gagner en intensité tout au long de son fil qui s’effiloche, du vague sentiment d’appréhension jusqu’à la peur panique ; toujours cette prédominance des parties instrumentales, héritées du Crim’, de Magma et de tous les excentriques en opposition qui les ont suivis… seulement, cette fois, le voyage prend fin au bout de 9 minutes, plutôt qu’une demi-heure. Et il y a eu plus de mouvements, de coupures, d’intersections ; l’approche s’est faite plus ludique. Et ça leur va très bien.
Prenez cet autre titre, "Le château de l’éléphant"… c’est que ça ressemblerait presque à une chanson, ce machin-là ! Six petites minutes de rien du tout, pas de changement de tempo incongru, un gimmick vocal qui accroche (« Flying Teapot ! ») et toujours ce sens du délire orchestré, où tout est permis sauf le n’importe quoi. Et puis il y a l’excellent "Marmite", qui démarre comme les aventures d’Indiana Dupon chez les pygmées avant qu’un solo sournois, sur lequel un Fripp vicieux n’aurait pas craché, change brusquement la donne… et ça défile, ça défile, comme un théâtre de marionnettes burlesque dans lequel chaque protagoniste peut voir sa tête arrachée à n’importe quel moment, sauf que c’est pour de rire, bien entendu ! Ou presque… évidemment, faut aimer l’ambiance Grand Guignol caustique, ô combien particulière du groupe, mais ce dernier sonne tellement maître de ce qu’il fait qu’il est difficile de ne pas succomber. À part sur l’instrumental final, ré-enregistrement d’"Oppression" auquel on a adjoint deux nouvelles sections, plus mollasonnes, moins inventives que le reste, et qui referment ce Démon Hardi sur un bémol dont on aurait pu se passer.
Le Jack Dupon de 2011 est peut-être plus ramassé, moins jusqu’au-boutiste que son incarnation précédente, mais ce n’est pas un mal : le plaisir, indéniable, que ces doux dingues prennent à jouer leurs compositions tordues transparaît à chaque seconde de ce disque. Ça déconne, ça mord, c’est libre comme l’air et ça le fait savoir, bref c’est fortement recommandé à tous ceux qui souhaitent faire la nique à Lennon en affirmant que le rock français, ça peut exister. Surtout quand il est aussi débridé.