La fusion



 


92-93 : « Le ciel se couvre en fin d’après-midi »



A partir de 92, les nuages du grunge et du rock alternatif recouvrent le ciel entier. Vénérées pendant longtemps, les énormes productions eighties, les pantalons moule-burnes et les mulets peroxydés deviennent personna non grata : l’heure est au son naturel, aux crises existentielles, et le bonheur façon « nez dans la coke-main dans le string » des années 80 est poliment prié d’aller remettre sa veste. 

Début du déclin pour certains, c’est à mon sens l’heure la plus intéressante du mouvement : celle où le torrent clair et bouillonnant des premiers jours vient ralentir, s’alourdir à la tourbe du grunge. 
92-93 : il ne faudra pas plus de deux années pour que l’élan, dévié, se brise tout à fait. Mais dans l’intervalle, la rencontre des courants permet de récolter le meilleur des deux mondes : la patate et l’inventivité bouillonnante des débuts, alliée au sérieux et à la profondeur du « nouveau rock ».  

L’année 92 reste traumatisée par la chute de deux météorites, deux monstres de fusion qui laissent un double cratère indélébile sur la face du rock. 

Le premier d’entre eux débaroule en juin : plus que l’album de l’année, plus que l’album ultime de la fusion, il s’agit à mes yeux du plus grand CD de tous les temps – je veux parler d’Angel Dust de Faith No More, bien sûr.  

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Des pages et des pages ne suffiraient pas pour dépeindre toute la magie de cette rondelle. Contentons-nous de dire que la fusion atteint là sa température maximale, l’état de grâce où tous les ingrédients – thrash, pop, rap, new-wave, indus, et mille autres encore – disparaissent complètement les uns dans les autres, et forment… une musique autre. Pas de mots, plus d’étiquette pour qualifier le style d’un "Midlife Crisis", d’un "Caffeine" ou d’un "Everything’s Ruined". C’est du métal ? C’est de la pop ? C’est du rock ? Impossible de savoir. Seule certitude : c’est unique, et c’est mortel.

C’est froid, aussi. L’exubérance juvénile de The Real Thing est maintenant recouverte par une banquise de synthés ; Patton a entamé sa mue, le timbre se fait plus grave ; l’humour, moins acidulé, tape droit dans les couilles ; chaque titre, enfin, est à double, voire à triple détente (cf "Crack Hitler"). Album à la fois complexe et lumineux, inclassable et science-fictionnesque, élu par Kerrang ! « album le plus influent de tous les temps » (ça vaut ce que ça vaut) Angel Dust est une prise de risque extrême après la tuerie The Real Thing. C’est aussi le signe que les temps ont changé et que, passées les grandes heures de l’insouciance, la fusion peut maintenant se permettre d’être introspective, « cérébralisée », sérieuse - en un mot : arty.  

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Les Faith No More ont toujours aimé les foules hostiles.  


L’autre astéroïde de 92, c’est évidemment l’éponyme de Rage Against The Machine
Et, là où Angel Dust ne révolutionnera que la frange « avertie » du public métal, « Ratmeu »va direct empocher la mise, et rafler la reconnaissance internationale en une poignée de singles.  

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Rap oblige, les anciens groupes de fusion ont toujours été plus ou moins politisés, revendicatifs à des doses diverses et variées. Chez RATM, c’est radical : le couteau entre les dents fait partie de l’imagerie, de l’identité à part entière du groupe. Le jaloux Cyco Miko aura beau crier à l’arnaque, à la duperie : l’album ravage tout sur son passage. Pas seulement pour ses gimmicks, images de Che et « Mothafuckaaa » en tête : tout simplement parce que la musique est à tomber par terre. 

C’est du jamais-entendu : une fusion monochrome, urbaine, radicale, seulement jaillie du trio basse-guitare-batterie ; un sens du « riff qui groove » à faire pâlir les grands du funk, joués à fond de temps par des zicos en osmose ; une production organique, moderne, puissante ; le rap étrange et remonté de Zack De La Rocha ; et pour napper un peu le gâteau, un virtuose qui redéfinit les codes du guitar-hero à coups de gadgets sonores. Dernier atout de taille : les compos tuent, du fameux "Killing In The Name" qui ravagera Fun Radio, au terrible "Freedom", grand favori des Best of Trash de M6, en passant par l’imparable "Know Your Enemy" (où un certain Maynard, inconnu alors, vient pousser la chansonnette.)  

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Rage Against The Machine : un premier album à inscrire dans la légende du rock.  


La fusion, maintenant, c’est du sérieux. Le bourdon gagne lentement King’s X, qui sort un éponyme assez noir en 92 : la joie demeure, notamment sur le single "Black Flag" ; mais la mélancolie s’est lentement infusée dans tous les pores de l’album. 

Les seuls à rater le coche sont peut-être nos choucroutés d’Extreme, qui signent en 92 un concept album en trois parties, III Sides To Every Story. Musicalement, l’offrande est d’une richesse extraordinaire, et constitue sans conteste le deuxième pic artistique du combo : mais, avec ses 75 minutes et ses trois mouvements plus que chargés (un tiers metal funk à la Pornograffitti, un tiers de pop, et le dernier tiers proggo-popeux/sympho-pompeux), l’ensemble croule un chouia sous son propre poids, et passe dix bornes au large de l’esprit de l’époque. L’une des meilleures sorties de l’année, quoi qu’il arrive : les singles "Rest In Peace" et "Tragic Comic" achèveront peut-être de vous en convaincre.  


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Extreme : des tueurs en studio comme en live.  

Le reste de la scène est en train de reprendre son souffle, à l’exception peut-être de Waltari qui, depuis sa Finlande natale (où son succès restera toujours confiné), nous torchent un Torcha pas dégueu à écouter, sorte de The Real Thing remis au goût du jour avec brio. 

Impossible toutefois de clore l’année 92 sans parler des « grands perdants » de l’époque : nos amis des 24-7 Spyz.
L’histoire était restée sur le départ surprise du chanteur en fin de concert – chanteur bientôt suivi par le jeune batteur, retourné suivre ses études et sa copine. Amputés de moitié, les Spyz vont boire le bouillon pendant un an. 
Mais la bête n’a pas dit son dernier mot : un batteur est embauché, le petit blanc Daniel Maitoza… qui poutrave tout sur son passage, et relègue son prédécesseur loin dans les virages. Idem pour le chanteur dégoté sur le tard, l’extraordinaire Jeff Broadnax, vocaliste au grain unique, et véritable égal d’un Corey Glover (Living Colour). Le groupe part avec Terry Date (pas de la merde, quand même), enregistrer le EP This Is… 24-7 Spyz – puis (surtout) l’album Strength In Number
Ici aussi, l’heure des délires et de la déconnade est passée : Strength In Number, c’est quinze titres solides, profonds, enlevés, riches, composés au cordeau, quinze briques qu’on se prend coup sur coup sur la tronche… mais dont personne ou presque n’entendra parler. Voilà en effet l’une des « tragédies ordinaires » de l’histoire de la musique : la maison de disque décide de ne pas soutenir l’album, qui se retrouve très vite en rupture de stock. Dégoûtés, tués dans l’œuf, les Spyz n’ont plus qu’à se la mettre sur l’oreille, et à boire la tasse une nouvelle fois. On se consolera en écoutant les rares extraits disponibles sur le net, dont l’excellent "Break The Chains".  

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24-7 Spyz : le groupe de fusion qui a le plus la scoumoune de la terre.  


Même topo pour les Bad Brains, qui sortent enfin la tête de l’eau avec leur Rise de 93. Là encore, batteur et chanteur ont permuté. Là encore, les remplaçants abattent du lourd, comme sur la chanson-titre sortie en single. Mais l’album, fusion alternative plus conventionnelle, et moins « vache enragée » qu’aux débuts du groupe, se révèle beaucoup moins marquant qu’un Strength In Number.
Même punition cependant, avec un split qui fait replonger le groupe au cours de la même année. 

Et quelle année ! Le grunge triomphe de partout, avec notamment Dirt d’Alice In Chains ou le très groovy VS de Pearl Jam. 93, avec la sortie d’In Utero, voit se généraliser le « bad mood » dans les rangs de la fusion. 

Primus s’enfonce dans la noirceur grinçante avec le squelettique Pork Soda. Il décroche ce faisant son premier hit en larguant "My Name Is Mud", trip quasi-exclusivement percussif qui fera les beaux jours de MTV. 

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Primus vire au noir.  

Living Colour, après le départ de son bassiste (Muzz Skillings, jazzeux surdoué) s’offre les services du plus grand distributeur de mandales-slap de tous les temps : Doug Whimbish. Résultat : Stain, un album bien dans son époque, plus noir et plus dur, dont le ton « revendicatif » est directement donné par la pochette (le visage d’une femme dans un casque d’esclave).
Les quelques singles extraits de l’album montrent en effet que le zouk d’un Glamour Boys est loin derrière : "Bi","Nothingness", "Leave It Alone", c’est de la fusion-grunge burnée - rien de plus, rien de moins. Le groupe présente ce faisant une facette plus profonde, moins sunshine, mais tout aussi intéressante musicalement… même si les faveurs du public commencent doucement à s’éloigner. 

Le ton se durcit également chez Mordred, dont le EP Visions ressert le propos sur une fusion plus ambitieuse, et jouant plus librement sur les atmosphères. "West Country Hospital" raconte par exemple le séjour en hôpital psychiatrique du chanteur, qui sera d’ailleurs viré quelques temps plus tard... 

Tout aussi dégrisés, les français d’FFF optent quant à eux pour l’ « album-planète »  : Free For Fever, énorme album mystique et torrentiel, est enregistré sous la houlette de Mark Wallis. C’est un CD rempli jusqu’à la gueule de couches, de détails, de titres épiques, d’interludes enfantins ou vaporeux. Le spectre musical et émotionnel s’est considérablement élargi : si les joyeusetés funk font encore leur apparition – sous une forme maintenant très sophistiquée - les morceaux descendent plus qu’à leur tour caresser le mode mineur, que ce soit par le biais d’un reggae cafardeux ("Drugs"), d’une guitare thrash, ou d’un funk plombé au métal.  

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Les frenchies d’FFF placent la barre très haut… 

Même les fêtards surdoués de Fishbone voient leur soleil s’obscurcir. Give A Monkey A Brain, qui sort au cours de l’année, est leur deuxième album « monstrueux », le deuxième pic de leur carrière après The Reality Of My Surrondings. Tout aussi long, tout aussi foisonnant, tout aussi indéfrichable, il démarre pourtant sous les auspices bien plus lourdes d’un "Swim", puis d’un "Servitude", puis d’un "Black Flower" ; autant de morceaux « graves » qui, d’entrée, déboussoleront les fans de leur fusion solaire. Le tableau s’équilibre pourtant sur le reste de l’album, avec le cultissime "Unyielding Conditionning" – et l’image finale est celle d’une oeuvre certes plus adulte, mais tout aussi jouissive et maîtrisée que les tueries précédentes.  

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Le line-up historique de Fishbone vit ses dernières heures… 


93 est l’année des albums les plus « lourds », les plus ambitieux de la fusion : Free For FeverGive A Monkey A Brain… Beaucoup plus confidentiels – voire carrément introuvables – deux groupes minuscules larguent cependant quelques bombes maousse costauds. 

Les amerloques de Dig Hay Zoose, d’abord, se placent sous la tutelle du grand manitou de la scène « rock-chretien », Gene Eugene, et sortent le très beau MagentaMentalLoveTree : ample fusion rêveuse, à mi-chemin entre la patate des RedHot et l’acidité de Jane’s Addiction, avec un fort côté planant et spirituel. (Le disque, inchopable aujourd’hui, n’est même pas référencé sur le net – je vous invite à jeter une oreille sur les quatre extraits de leur myspace). 

Du côté du Canada, les virtuoses d'I Mother Earth balancent un premier effort assourdissant, d’une richesse et d’une maturité qui laissent rêveur : Dig. Là encore, c’est du 73 minutes assurées (de quoi faire mentir la légende voulant qu’un album de fusion dépasse rarement les trois quarts d’heure), long trip de treize morceaux épiques où le slap trouve naturellement sa place dans un mur de guitares, passant de métal au blues sans perdre une once d’identité. Voici les quatre premiers titres de l’album (tous des singles), histoire de donner une carte de visite indélébile : "Levitate", "Rain Will Fall", "So Gently We Go" et "Not Quite Sonic". 
On notera également que, la même année que Chaos AD, deux ans avant Roots et dix ans avant les Mars Volta, nos canadiens osent la fusion du rock et des percus latinos à forte doses, comme sur l’excellent morceau "No One"… Hélas, là également, l’impact est quasi-nul hors des frontières du pays, et trouver un CD d’IME est en passe de devenir un trophée de chasse aujourd’hui…  

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I Mother Earth, c’est aussi un guitariste hors-pair.  

Mais quittons l’underground, aussi riche et passionnant soit-il. 

À l’heure où les radios ne jurent plus que par le rock-alternatif, la fusion light des Spin Doctors est venue se glisser sur les ondes comme dans leurs charentaises. Le terrain est en effet balisé pour que le blues-funk-pop tranquille de "Pocket Full Of Kryptonite" alunisse en douceur au sommet des charts. Et qui ne se souvient pas du single "Two Princes"?  

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Les Spin Doctors : un groupe qui sait ce que « groover » veut dire. 


Les Red Hot, quant à eux, sont les grands absents de cette période : cramé par son jeune âge et la pression, John Frusciante s’offre overdose sur overdose, perd ses dents, son poste de guitariste, quasiment la vie… 

La roue a tourné. Ces premières ombres – qui, paradoxalement, ont donné tout leur relief au paysage – vont finir par le couvrir tout à fait. C’est le début de la réelle asphyxie et, même si quelques chef d’œuvres restent encore à éclore, les heures de la fusion « colorées » sont pratiquement terminées.  

Albums à retenir 

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