02 juin 2014
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Strasbourg - La Laiterie
Hum … Wovenhand à Strasbourg ? En voilà une chimère ! Trois jours après avoir tenu ce langage, non seulement on s’emploie à me détromper, mais en prime, on m’offre les billets (encore merci !!!). Jubilation extrême. Le groupe qui a suscité en moi l’une des plus vives émotions musicales qui soit, se produit... à côté de chez moi ! Au sein de cet obscur boui-boui qu’est la Laiterie ! Ah, par chez nous, nous avons tous un souvenir ému de cette salle aux allures de hangar, jamais revue ni corrigée, toujours merveilleusement pourrave, avec un retour de son franchement dégueulasse.... Mais quel bonheur que d’y voir se produire en toute discrétion les groupes tant admirés! Autant dire qu’à l’approche de la date du 2 juin, je ne tenais plus en place, au comble de l’exaltation.
Le soir venu, c’est donc bel et bien dans cette salle branlante que nous pénétrons tous. Tous, j’entends par là un comité bien restreint. Je ne compterai probablement pas une centaine de têtes si je m’amusais à ce jeu là. Et toujours encore ce panel très varié, jeunes et moins jeunes, metallos, progueux, guindés, vas-presque-nus-pieds, et sans aucun doute, quelques visages croisés naguère lors d’un précédent concert en Belgique à peine moins discret. La salle en elle même est également réduite au strict minimum, les rideaux tirés barrant la route aux modestes gradins. L’avantage cependant de ce genre de théâtre, c’est que l’on peut patienter le début du premier set les fesses rivées sur la scène même, observer les vas-et-viens tout à son aise, guetter les moindres mouvements des coulisses, sans qu’aucun gros rustaud n’ait même l’idée de venir nous déloger de là. On se sent quand même plus près de ceux que l’on vient voir ainsi ! Descendons malgré tout de là ...
... Car la lumière s’éteint. Un premier visage caché dans l’ombre de sa capuche s’avance et prend place sur scène. Une jeune femme le suit, robe classieuse, fleurs de soie rouge ornant son opulente chevelure blonde, bas résille, pieds déchaussés. Elle s’empare d’un violoncelle et s’installe sur une chaise en plein centre de la scène. Le premier set démarre. Un écran placé à l’arrière de la scène laisse défiler un jeu d’images d’archives du début du XXème siècle : scènes du quotidien, visions sous-marines, clichés insolites .... et sur le devant de la scène, ces deux figures : l’un tel une ombre, rivé son instrument, imperturbable, concentré sur son jeu, ne levant pour ainsi dire jamais le regard, l’autre, simplement lumineuse, irradiant de sa présence dans cette atmosphère pourtant tamisée. « J’aime travailler avec des contrastes, ces changements rapides qui jouent avec nos perceptions. Je peux même être inspirée par des pensées déprimantes et en faire jaillir la lumière » a un jour déclaré notre artiste. Et c’est une juste synthèse de son œuvre que nous ne pouvons que constater ce soir avec ravissement.
Le duo alors nous « offre » (je pèse le mot) une prestation saisissante, contrastée donc, tout bonnement délicieuse. On ne sait ce qui émeut d’avantage de la part de Christine Owman : sa musique en elle même, tantôt sombre, tantôt limpide, pesante et émouvante ; sa voix, suave et troublante ; ou le plaisir d’admirer simplement cette jeune femme qui manie violoncelle, scie musicale, ukulélé - faisant ainsi oublier que seules deux personnes se tiennent sur scène - se mouvant, les cheveux de plus en plus défaits, la sueur perlant abondamment sur son front, sa transe largement perceptible, son sourire aux lèvres .... une atmosphère fantastique et un désir de partage on ne peux plus palpable imprègnent tout le set. Certains pourraient sans doute lui reprocher une certaine redondance dans sa musique, mais à cette heure on passe outre, l’ensemble est amené avec tant d’harmonie ; l’idée semble bel et bien être de ne pas compter au temps et de se laisser porter longuement. C’est avec une note de candeur et de fraicheur touchante qu’elle accueille par ailleurs les applaudissements nourris de notre petite assemblée saluant sa prestation. Tout ceci ne manque donc pas de laisser flotter quelque chose de bien charmant, voire de troublant dans l’air. Une fort agréable manière d’introduire cette soirée.
Dès lors que la lumière s’éteint pour la seconde fois, c’est une autre tension qui se fait ressentir. Et lorsque Wovenhand entre en scène, que David Eugène Edward se place au devant de nous, ce que l’on peut observer sur les premiers rangs (dont je fais partie), c’est que chacun n’est plus que suspendu aux lèvres de l’incomparable « prêcheur ». Que la salle soit bien loin d’être comble importe peu, ce qui nous est délivré ici avec énergie, ferveur, passion, dans ce faible espace, où le son est franchement mauvais, où les voix se font difficilement audibles, vaut pourtant bien plus qu’une salle spectaculaire et croulante de monde où chacun beuglerai plus par réflexe de masse que par réelle admiration. Face à nous, Ordy Garisson en batteur infaillible, véritable cœur palpitant dont chaque coup lancé résonne dans nos esprits fébriles, Chuck French, guitariste d’une énergie redoutable qui s’adonne à son jeu avec une passion qui force l'admiration, Neil Keener, bassiste hirsute, totalement imprégné, qui par instants même se plonge dans une sorte de transe furieuse, et David Eugène Edward, simplement incomparable, imposant d’emblée un mélange intime de respect et de fascination.
Autour de moi, les spectateurs se laissent entrainer par la musique, un jeune couple même semble entrer en plein délirium, pris de mouvements extatiques. Quant à moi, j’abandonne rapidement tout souci de contempler ce qui se déroule autour de moi pour n’être plus que tendue vers la scène. Refractory Obdurate, le dernier né de Wovenhand, tient bien entendu la place d’honneur ce soir. D’emblée, l’introductif et très métallique "Hiss" nous donne la couleur. La musique de Wovenhand poursuit sa lancée très électrique initiée par l’opus précédent (The Laughting Stalk), ponctuée de saturations, de larsens, de riffs puissants. Un titre galopant et lumineux tel que "Good Shepherd" ou la puissante lancée d’un "Field of Hedon" font donc merveilleusement écho ce soir aux « ainés » que sont "King O King" ou un "Long Horn". Preuve d’emblée que la musique de Wovenhand évolue sans cesse, mais sans saccades pour autant, de manière fluide, n’entrainant pas cette lassitude à laquelle ont pourrait s’attendre, cette crainte que la musique ne se fige définitivement dans un style précis, calculé et prévisible à l'ennui. Elle ne conduit pas non plus à éprouver des regrets. La musique de Wovenahnd est mouvante, grandissante, preuve nous en est donnée avec talent ce soir encore une fois
Tendue vers le « devenir » , elle n’en renie pour autant pas son riche passé. Bien que très électrisée, les titres du nouvel album présenté ce soir respirent, de façon beaucoup plus marquée que sur l'opus précédent, cette pesante mélancolie qui vous prend aux tripes et que savait si bien nous offrir le groupe naguère, cette sensation de se trouver totalement hors du temps. Le sublime et habité "King David", ou encore "Obdurate Obscura", pour ne citer qu’eux en témoigneront pour nous. Une légère ombre vient même un cours instant hanter la salle. Un indice ? L’interprétation du titre "Horse Head Fiddle" (Foklore), l’ombre de 16 Horsepower. Les ondées mélancoliques de ce cher banjo nous manquent c’est certain, mais la mandoline à la main, David Eugène Edward, en nous offrant le titre "The Refractory", ne ferra qu’accentuer la persistance de ce songe nostalgique. Sans pour autant revenir en arrière, il laisse filer la sensation d’une poignante émotion du passé, à nouveau effleurée, mais au demeurant insaisissable. Une façon de montrer que la musique de Wovenhand ne change pas de couleur, mais qu’elle grandit simplement, partant de ses bases, qui telles un halo, sont certes diffuses, mais toujours bel et bien présentes. D'un "Maize" toujours aussi troublant à un "Salome", d'imprécations à un "El Bow" chamanique et expérimental, d'un "Closer" à un "Full Amour", de riffs acides à des notes orientales, d'accords mineurs à nos ventres noués ... ce soir donc, c’est bel et bien un curieux patchwork de sensations, à l’image de l’artwork de ce
Refractory Obdurate, que nous offre Wovenhand.
Non pas un simple assemblage de vieilles pièces d’étoffes sans souci du résultat, mais bel et bien un travail soucieux de nous donner un nouveau regard sur ces éléments qui participent d’un tout : une énergie sans cesse renouvelée, des inspirations toujours plus riches, mais également une emprunte d’un passé toujours ancré. Le set se clôture sur "Kicking Bird" et sur l’image d’artistes qui, après avoir tenu une concentration extrême durant tout le concert, lâchent enfin leur émotion et, durant ce bref instant, affichent clairement et sans retenue leur plaisir de jouer. La lumière se rallume alors pour marquer la fin de la soirée, et nous quittons la salle, pris dans une sorte de torpeur pourtant familière maintenant et de laquelle il semble malaisé de sortir, tant on aurait envie qu'elle persiste encore et encore, tant on souhaiterai que la musique résonne plus longuement, retenir à tout prix cette émotion inqualifiable ....