Les montagnes russes émotionnelles du hardcore moderne sont de retour ! Après trois albums et un EP les ayant amenés au sommet de la scène grâce à une capacité peu égalée à pondre des flopées de tubes sans jamais véritablement se départir de son agressivité, Defeater est désormais un groupe installé. Cela ne les a pas empêché de vivre une année 2014 très compliquée avec en point d’orgue une annulation du Hellfest pour cause de gros soucis de santé de son chanteur. Un remplacement de la hanche plus tard (en partie financé par les fans grâce à un appel aux dons… encore un exemple montrant à quel point le système de santé américain est profondément défaillant et injuste) et après un passage, cette fois ci très réussi, au Hellfest 2015, le groupe est de retour avec un nouvel opus.
On avait quitté la bande à Derek sur un Letters Home à fleur de peau et de grande qualité, et autant le dire tout de suite pour tuer dans l’œuf toute tentative de suspense, on les retrouve tels qu’on les avait laissés, à peu de choses près. Dès le premier morceau de l’album, constitué par l’enchaînement "Contrition" / "Unanswered", on est dans l’émotion pure. Longue montée lancinante et hurlements d’écorché-vif d’Archambault en guise d’opener, et enchaînement sur une deuxième partie de morceau portée par un riff principal beaucoup plus post-hardcore/émo qu’hardcore, le tout suppléé par des couplets en arpèges cristallins et des explosions furibardes à la Touche Amore (auquel Defeater commence de plus à plus à ressembler, et on ne s’en plaindra guère). Le hardcore mélodique est toujours là (cf. le début de "December 1943" par exemple, ou "Spared In Hell"), mais Defeater semble plus que jamais brouiller les frontières déjà parfois ténues entre hardcore mélo, émo et post-hardcore ("Vice & Regrets" en est un bel exemple). Ce qui ne pose aucun problème en soi à partir du moment où c’est bien fait, ce qui est le plus souvent le cas sur ce nouvel album des Bostoniens. Au milieu d’une scène surchargée et percluse de groupes catastrophiques (la bonne moitié du roster de Victory Records par exemple, ex-grand label commercialement florissant mais artistiquement déchu), des groupes comme Defeater (ou encore, et même si certains sont splittés, Have Heart, Verse, Blacklisted, Coliseum, Self Defense Family, Modern Life Is War et une chiée de groupe de chez Deathwish, etc.) portent le flambeau du renouvellement du genre sans passer par la case « gros mainstream qui tâche », et on les en remercie.
Alors certes, la recette de Defeater varie assez peu depuis ses débuts, et un certain sentiment de redondance finit par s’installer à l’écoute de ce Abandoned, mais difficile de ne pas se laisser une fois de plus emporter, du moins par moments. Par les lignes de chant toujours aussi marquantes de Derek d’abord, un des rares frontmen à prendre le risque de placer des lignes de chant a cappella ou presque ("Contrition", "Penance") et plus généralement un mec qui semble tout jouer, tout remettre en jeu, à chaque morceau. Rarement un frontman de hardcore aura réussi à véhiculer un tel sentiment d’urgence dans ses lignes de chant. Par la musique toujours qualitative ensuite, puisque Defeater parvient encore à mélanger émotion et agression avec le même savoir-faire. Aux couplets aux ambiances de plus en plus calmes (" Atonement", "Remorse") succèdent des refrains bien accrocheurs ( "Pillars Of Salt", "Unanswered"), le tout sur des formats toujours aussi courts et ramassés. Par contre quand le chant clair survient, ce qui arrive en général une fois (de trop) par album chez Defeater, ça ne passe toujours pas et on tombe soit dans la balade émo qui ne touche aucunement votre serviteur ("Still & True"), soit dans le morceau folk-americana un peu passe-partout et qui referme l’album de manière un peu décevante ("Let Me Down"). Même constat avec "Borrowed & Blues" et son refrain vraiment trop stade, mais dans l’ensemble, Defeater tient le cap et garde cette capacité à construire des morceaux vraiment marquants ("Divination", "Unanswered"), bien qu’ils semblent plus rares que par le passé. Au niveau des thèmes abordés, on est dans le rapport à la religion à tous les étages ou presque, et Derek a apparemment tout un tas de trucs à dire sur le sujet, notamment un ou deux gimmicks lyricaux qui reviennent d’un morceau à l’autre (« Forgive me my father, for I am a sinner, unanswered, abandoned », « no hands to hold, no hands to pray for me ») et renforcent avantageusement le sentiment général de cohérence se dégageant de l’album. Cohérent dans le style et l’exécution donc, mais assez inégal au niveau du résultat et des émotions suscitées.
Du Defeater solide donc, mais en aucun cas un grand cru. On se sentirait même presque un peu inquiets en constatant que le ratio de morceaux vraiment très (trop ?) calmes commence à grandir par rapport aux pistes remplies d’urgence et d’émotion brutes qui ont fait la notoriété et la fanbase des américains. Faudrait voir à ne pas trop l’oublier du côté de Derek et consorts, à moins que ceux-ci ne se décident à partir à la conquête de publics plus mainstream, auquel cas, sauf miracle, on ne sera plus copains du tout. Il ne me reste donc qu’à espérer qu’Abandoned ne soit pas le dernier album de Defeater méritant encore la qualification de hardcore/screamo avant que tout ne parte en giga-sucette. Et sans vouloir passer pour un oiseau de mauvais augure, ce ne serait pas la première fois que ça arrive… Affaire à suivre.