La découverte de My Own Private Alaska provoque chez l’auditeur un peu la même réaction que celle du professeur qui, si l’on en croit cette légende urbaine, reçut pour réponse à son sujet « qu’est ce que le risque ? » une copie d’un élève avec comme unique réponse « le risque, c’est ça ». D’après la dite légende, le professeur aurait mis 20/20 (ce qui fait dire que c'est une légende...). Toutefois, le parallèle entre My Own Private Alaska et cet amusant récit fantasmatique s’arrête là car dès que l’on creuse un peu on trouve, contrairement à la copie du cancre, une réelle substance derrière My Own Private Alaska.
Laissez-moi vous brosser le tableau : My Own Private Alaska est un trio. Et ils sont assis. L’un derrière une batterie, un autre devant un piano et le dernier sur un tabouret, uniquement équipé d’un micro. Jusque là rien de bien transcendant, sauf que la batterie est résolument métal et le chanteur totalement hardcore. On superpose donc un piano dramatique, une batterie énergique et des hurlements postcores de désespéré, et on a une idée de ce que propose My Own Private Alaska. Et à la première écoute, il faut avouer qu’on hésite entre le rire poli ou la franche poilade suivi d’un lancer de CD digne d’un titre olympique. Sauf que si on passe ce stade où le froncement de sourcil est de rigueur, on se rend compte que malgré leur station assise, le trio de My Own Private Alaska peut vous faire voyager dans un monde froid, triste et violent.
Décryptons un peu la forme : l’absence de toute guitare peut se faire ressentir comme un réel manque au début, et c’est vrai que plus d’une fois on se surprend à la regretter. Mais une fois les références laissées de coté et My Own Private Alaska accepté tel qu’il est, la vision de cet album change radicalement. Le chant de M (derrière cette lettre se cache en fait MiLKa de Psykup) est réellement prenant. Affreusement torturé, il contraste efficacement avec le piano et sa douceur et justifie la violence contenue de la batterie. Un tel mélange avait théoriquement 9 chances sur 10 de se ramasser, mais pour le coup l’alchimie entre les membres de My Own Private Alaska opère et - à moins d’être totalement hermétique à cette approche originale – on se surprend à être pris aux tripes à l’écoute de "Page of a Dictionnary" ou de "Die for Me (If I Say Please)".
Le piano, lui, joue le rôle d’unique apport harmonique du trio et malgré cette lourde tâche, il est dépouillé et étrangement apathique, presque en retrait par moment. Il manque peut être un peu de contraste dans l’intensité et le rythme, les arpèges étant un poil trop systématiques. Pas de virtuosité non plus, le rythme est globalement assez calme et les titres plutôt longs (quarante minutes pour six titres) mais les harmonies produites par le clavier posent une ambiance oscillant entre le désespoir, le romantisme noir et la solitude. Et enfin, les percussions se greffent à l’ensemble : la batterie est indéniablement mixée pour sonner métal, et si son environnement immédiat ne favorise pas les roulements de double grosse caisse à fond les ballons, les percussions restent lourdes et agressives mais non dénuées d’un évident feeling dans certains passages plus subtils.
My Own Private Alaska fait donc de son originalité et de sa composition - qui peut avoir l’air bancale au premier abord - sa force. Assurément, tout le monde n’y sera pas sensible, les puristes du metal fustigeront l’absence de grosses guitares bien grasses tandis que d’autres regretteront une voix aussi agressive sur des parties instrumentales plutôt jolies et calmes. Entre les deux, il y aura ceux qui se laisseront envoûter par cette alchimie originale et qui prendront cet album sans chipoter. Ceux là sauront lire la violence sous-jacente qui rôde derrière ces arpèges de piano à la limite parfois de la naïveté ("Kill Me Twice") et à d’autres moments sinistrement dissonants ("I Am an Island"). Seul le dernier titre ("First Steps"), purement pianistique, ne parvient pas distiller la même sensation que le reste et du coup se révèle vaguement soporifique.
Le monde de My Own Private Alaska est donc froid, étrange, sombre et romantique. Mais il est aussi étonnement violent si l’on considère l’absence de tout instrument saturé et le relatif dépouillement du spectre sonore utilisé. Reste donc cet espèce d’ovni musical sur lequel chacun aura un avis différent et qui déclenchera pour les uns une indifférence polie – voire un rire gras - tandis que les autres ressentiront la morsure du froid et la solitude de l’Alaska...