Robert Smith n’est décidément pas un homme comme les autres. Après avoir tenté de toucher la grâce en trente-sept minutes avec Faith, il va devoir se résoudre à accepter que l’humanité n’est pas prête à entendre son message. C’est pourquoi il va enfanter d’un des disques les plus traumatisants jamais gravés... En disséquant soigneusement son être il va créer une littérale descente aux enfers de quarante-trois minutes.
On parle souvent de la « trilogie Cure » , représentée par Seventeen Seconds / Faith / Pornography. Pourtant il s’agit plutôt d’un diptyque, car si le premier est un bon disque, il n’arrive décidément pas à la débauche orgiaque antipodique et contradictoire des suivants. Replaçons-nous dans le contexte: Smith, Gallup et Tolhurst viennent de rencontrer un échec cuisant lors de leur dernier album. En tentant de toucher le ciel, Icare n’a fait que se brûler les ailes, et Smith le sait. Il n’a plus rien à perdre, mais a pourtant encore beaucoup à prouver. S’il a réussi à atteindre le ciel, il doit pouvoir toucher le centre de la terre. Tout du moins, il va essayer, car il a dorénavant un seul désir: enregistrer le pire disque de toute l’histoire du Rock.
Et il va y arriver. Tout d’abord en refondant totalement l’utilisation des instruments. Plus aucune sonorité éthérée, plus d’hymne planant, tout ici devient sourd, comme joué à travers du béton. Plus rien n’est clair, tout se brouille, les guitares sont soigneusement sous-exploitées, ne venant que par moment briser la mélodie à coup de riffs barbelés, laissant la part belle à une basse lourde aussi magnifiquement que malsainement jouée par un Gallup possédé, qui nous prostre encore un peu plus dans le chaos. La batterie a oublié ses cymbales, Tolhurst sort ici totalement du registre pop-rock pour nous servir un cocktail tribal d’enchaînements binaires qui s’allie à merveille pour créer une section rythmique qui fera les 90% du disque. Inutile de préciser que sans jeter un œil sur les textes, on perd toute l’essence destructrice des morceaux ici-présents. Si Smith n’a pas la plume d’un poète, il arrive à merveille à retranscrire les pulsions qui l’habitent.
La débâcle commence sur un violent "One Hundred Years". La première phrase du disque, parvenue en écho, nous montre que dorénavant le groupe n’a plus envie de rire: « It doesn’t matter if we all die ». On sent dès le départ la cassure brutale avec Faith, que Smith répand dans les paroles de ce morceau, parlant d’un prayer maintenant désabusé. Le temps n’est plus à la foi et à l’espérance, car après tout, « we die one after the other ». Suit "A Short Term Effect", constat désespérant sur les paradis artificiels, où les percussions font merveilles, puis "The Hanging Garden", probablement le titre le plus faible de l’album, ce qui explique sûrement pourquoi il s’agit du simple qui en a été tiré. Néanmoins ce titre a son importance dans l’album car il nous permet de sortir la tête de l’eau en attendant la deuxième partie du disque, plus effrayante que la première mais bien moins terrorisante que la troisième.
La seconde partie débute par un "Siamese Twin"’ très lent, où les gémissements du Smith nous transportent au gré de son spleen. Rien ne pourrait l’aider à s’en sortir, pas même le meurtre, pas plus que nous en entendant ce morceau, taillé sur-mesure pour les soirées à chialer dans sa bière: « Is it always like this? » disait-t-il… Vient alors "The Figurehead", morceau désarçonnant où la basse fait des prouesses de minimalisme sensoriel. Tandis que la guitare tente de rejeter une évidence perdue, la basse s’applique à nous plomber les tripes, à nous salir jusqu’à la moëlle, « I will never be clean again ». La partie se clôt avec "A Strange Day", seul morceau légèrement sifflable de l’album, où on croit pouvoir sentir une tentative de rédemption par la petite mort, tout cela étant bien évidemment très naïf, car le cauchemar commence à peine.
La troisième et dernière partie n’est constituée que de deux morceaux, mais quels morceaux… Ils ont beau se débattre, on ne peut plus rien pour eux. Débutant par un son de batterie cafardeux, le monde s’écroule sous les orgues et la terre s’ouvre sous nos pieds dès les premières mesure du mortifère "Cold". Il n’y a décidément plus rien à faire, laissons Smith hurler à un mur, le groupe est dorénavant résigné, quitte à se déchaîner sur des constantes qu’il aimerait variables. Le temps n’est plus à la foi. « Everything as cold as life! Can no-one save you? ». Pas le temps de laisser passer un léger son de synthétiseur qui griffe dans les aiguës que déjà on passe à "Pornography", ils ont compris que le temps leur était compté, ils sont maintenant descendus aussi bas que Dante, et ils explorent la dernière strate, celle de la folie. « One more day like today and I kill you! », ils aimeraient s’en sortir, trouver un remède contre la folie, une dernière tentative qui restera avortée, car it’s too late. « I must fight this sickness ! », tentent-t’ils de se persuader… « Find a cure, I must fight this sickness ! » mais ce n’est plus la peine. Après le déluge, rien que le silence. Et on finit par être heureux d’entendre enfin le silence. Après avoir été confronté à la folie et déchiqueté durant quarante-trois minutes, il n’y a guère plus que le silence comme remède…