CHRONIQUE PAR ...
[MäelströM]
Cette chronique a été importée depuis metal-immortel
Sa note :
19.5/20
LINE UP
-Tom Waits
(chant+percu+autres)
-Ralph Carney
(saxophone+clarinette)
-Joe Gore
(guitare)
-David Phillips
(guitare)
-Larry Taylor
(guitare+contrebasse)
+ divers
TRACKLIST
1)Earth Died Screaming
2)Dirtin The Ground
3)Such A Scream
4)All Stripped Down
5)Who Are You ?
6)The Ocean Doesn't Want Me
7)Jesus Gonna Be Here
8)A Little Rain
9)In The Colosseum
10)Goin' Out West
11)Murder In The Redbarn
12)Black Wings
13)Whistle Down The Wind
14)I Don't Wanna Grow Up
15)Let Me Get Up On It
16)That Feel
DISCOGRAPHIE
Alors, cher monsieur… Vous pensiez tout connaître de la musique sordide ? Vous pensiez avoir écumé toutes les émotions enfouies dans votre bête noire et être revenu de tant d’expériences macabres que plus rien ne pouvait vous faire peur ? Alors, cher monsieur… Vous êtes-vous déjà risqué à mettre en marche la Bone Machine ?
En 1992, Isaac Asimov poussait son dernier souffle. En 1992, Tom Waits repoussait les limites de son art et sortait un disque sur la mort. Non, sortait LE disque sur la mort. Waits – dont cet album lui vaudra le délicat surnom de la « Lime à Os » – n’est pas réputé pour être le compagnon musical le plus entouré de la musique folk, de l’avant-gardisme, ni de la musique en général. Et pourtant, il fera le choix d’épurer encore davantage ses morceaux et, une fois n’est pas coutume, se retrouve quasiment seul, à tout faire lui-même (et ceci sans sous-estimer l’importance capitale de sa compagne Kathleen Brennan), n’invitant que quelques guitaristes et percussionnistes pour le seconder (dont Brain de Primus qui signe ici les meilleures interventions de sa carrière). Des guitares jazz désaccordées, des contrebasses vibrantes en sourdine, une batterie de fortune, et des centaines de percussions, le tout compressé en lo-fi à l’extrême, et le son parfait est trouvé. Il aura fallu pas moins de six ans à Waits pour perfectionner sa méthode. Et c’est par ce naturel et cette simplicité qu’interviennent les ruptures les plus déroutantes. Après tout, à force d’habitude, plus personne ne frémit en entendant les grandes orgues accompagnant l’entrée de Bela Lugosi.
Qu’à cela ne tienne, Waits sait comment retourner les conventions. Il sait que la simple idée de dédier une œuvre à la mort n’importe plus – aujourd’hui il ne suffit plus de parler de crimes ou du diable, il faut faire de l’os un instrument et du sang une odeur picturale. La voix du conteur n’est plus un simple conduit à mots mais une expérience de transmission sur le fil du rasoir où le chanteur ne pense qu’à envenimer les oreilles distraites. La galerie a pourtant tous les atours du genre : Die, Ground, Scream, Jesus, Murder, Rain… il ne manque que Tears ; classique – mais c’est ce que Waits va en faire qui frappe. Ce parfum de déliquescence qui entoure chaque chanson, cette oppression à l’écoute de ces morceaux engoncés dans des cadres trop limitatifs, derrière ce son calfeutré. Une fois le volume suffisamment fort pour cerner les subtilités, une fois les basses poussées à fond pour capter au maximum les battements des peaux de tambours avec ceux de son cœur, une fois les yeux fermés et la tête vide, offrande prête à recevoir la décharge psychotique qu’est Bone Machine, Waits met au défi son auditeur de ne pas tressaillir.
Dès le premier morceau, blues de bagne où les prisonniers frappent sur les carcasses de leurs infortunés compagnons, le premier refrain qui parvient de "Earth Died Screaming" prépare psychologiquement à une traversée que peu de Dante modernes ont pu imaginer puis faire germer de si sublime (et terrible) manière. Waits n’a jamais aussi bien mêlé les mots et à la musique que sur Bone Machine. Qu’il s’agisse d’un limité belliqueux sur la saturation la plus laide de la création dans "Goin’ Out West", qui prouve si c’était encore utile que pour chaque barrière que les extrémistes de la musique croient renverser, il suffit à Tom Waits d’une pirouette pour faire plus froid, plus malsain, et ceci avec le minimum d’électricité. Qu’il s’agisse d’un implorant assassiné dont la mort tarde sur des nuages de cuivres pour "Dirt In the Ground", rattrapant Billie Holiday dans la démesure du tragique avec une des voix les plus aiguës et les plus troublantes que la Lime à Os ait proférée. Qu’il s’agisse du pathétique suicide de "The Ocean Doesn’t Want Me Today" où, une fois n’est pas coutume, le character prend un temps infini à mourir et ouvre ses dernières pensées à Waits, qui pose délicatement chaque goutte entrant dans ses poumons sur un chamberlain isolé.
Qu’il s’agisse encore d’imager l’épopée terrifiante d’un héros sanguinaire sur le western crasseux de "Black Wings", où Waits a rarement aussi bien conté, avec force représentations qui transcendent la simple écoute pour imprimer autant d’idées visuelles – et mêmes tactiles. Ou qu’il s’agisse de dérouter avec le blues crasseux "Such a Scream", registre dans lequel plus personne ne dispute à Tom Waits le titre de plus formidable compositeur et interprète dissonant du siècle dernier et de celui à venir. Il l’a répété tout au long du disque : «Hell doesn’t want you, and heaven is full». Plein des victimes ensanglantées de "In the Colosseum", des arrogants, des meurtriers, des innocents, des soldats et même des musiciens. A côté de ça, l’odeur sulfureuse des quatre cavaliers de l’apocalypse ferait rire le Pandemonium ; digérer Bone Machine constitue une épreuve en soi. Il s’agit d’ailleurs du seul disque (avec L’Imprudence de Bashung et le Ladies First de Jack the Ripper) qu’il m’est impossible d’écouter d’une traite tant la démesure et l’étrangeté de sa musique demande de concentration pour ne pas se laisser submerger par tant de folie mortifère. Et comme sur beaucoup de ses albums, Tom Waits choisit de terminer avec un morceau étrange à souhait qu’on pourrait pourtant qualifier de légèrement plus optimiste (répondant d’ailleurs au Murder Ballads de Nick Cave & the Bad Seeds). "That Feel", chorale déglinguée où vient s’ajouter Keith Richards, précipite la chute.
Bone Machine fait partie de ces albums qui dépassent le strict cadre de l’écoute pour s’imprimer dans les yeux et sur les mains. Inexplicable et vain – et pourtant la tentation est grande de vouloir comprendre. Mais la Lime à Os garde ses secrets pour elle. Qu’importe, le fait est qu’une fois la terreur passée, Waits fait transpirer, il souille de terre et de sang séché les fous qui tenteraient de rentrer un peu trop dans son jeu. Il reste seul maître sur son œuvre, et nul ne peut encaisser telle expérience sans recul – au risque de se voir contaminer. Et définitivement condamner.