Folie des grandeurs... deux ans après Soft Machine (et un an avant Yes), Tangerine Dream nous fait le coup du double album à un morceau par face... et évidemment, rien à voir avec les deux groupes précités. C’est presque à l’opposé, même. Ici, pas question de changements perpétuels, de mini-titres imbriqués les uns aux autres, non ; ici, les morceaux perdurent, statiques. Sans rythme. Sans mélodie. Et ce qui aurait pu donner l’album le plus suprêmement chiant de l’histoire de la musique est en fait une véritable plongée dans les abîmes de la désolation. Du vide. Des espaces sans vie.
Quatre titres d’environ dix-huit minutes, quatre colosses lugubres et désespérés qui ne vous apporteront pas le réconfort. Je vous préviens tout de suite : si vous trouvez Alpha Centauri trop déprimant, ne vous approchez pas de ce disque à moins que vous aimiez souffrir. C’est réellement lugubre, morbide par moments. Les cinq premières minutes, longue plainte à quatre violoncelles, se chargeront de vous réduire le moral à zéro ; les soixante-dix minutes restantes vont vous vider de toute votre énergie. Et quand bien même vous voudriez y échapper en le mettant en fond sonore, sachez que le résultat sera le même ; j’ai personnellement fait l’expérience lors d’une partie de JDR et, une fois le disque terminé, je n'avais pas le cœur à rire, et la forme m’avait quitté.
Mais assez parlé de votre chroniqueur favori ; revenons sur le groupe. Qui, depuis la sortie d’Alpha Centauri, a encore changé de line-up. Franke reste, mais se concentre sur le synthé ; Schroyder, un peu trop porté sur les substances, finit par se faire virer. Peter Baumann (passionné de surréalisme, comme l’ami Froese) sera le nouvel organiste. Nous sommes en 1972 ; le groupe s’attelle à l’enregistrement du nouvel album...
... qui porte pour nom Zeit, "temps" pour les germanophobes. Un nom plutôt bien choisi, tant on a l’impression en écoutant cet album... que le temps s’est arrêté. Qu’il s’est arrêté pour toutes choses vivantes, toutes formes de vie... alors, immobiles et prisonnières, elles se plaignent, elles gémissent... et leurs cris sont si lents, si déchirants... et répétés, en vain. Ils donnent l’impression de s’étendre à l’infini... et en même temps, d’être incapables de se propager. Puisque personne ne peut réellement les entendre. Puisqu’il ne reste que les machines. Un espace déshumanisé, mécanisé. Rien que des machines... elles s’activent, sans discontinuer... leur bruit est insupportable, car incessant, obsédant, et métronomique... rien ne leur résiste. Et pour peu qu’au milieu des plaintes, il y ait une lueur d’espoir, elle est trop vite étouffée pour qu’on puisse y croire.
Vous l’aurez compris, Zeit n’est pas un album à mettre les soirs de fêtes. En exagérant un peu, on pourrait même dire que ce disque fait souffrir... mais il est tout à fait concevable que certains y prennent du plaisir. Tout simplement parce que Tangerine Dream sait créer des ambiances comme personne. C’est noir, c’est moche, c’est désespérant, et on y croit, encore plus que pour Alpha Centauri. Et puis, pour la première fois (ce sera une constante dans les albums suivants), le groupe a pensé à soigner ses intros. Plainte funèbre violoncellesque pour "Birth of liquid Plejades" ; accords de guitare somptueux et empreints de fatalité sur "Origin of Supernatural Probabilities" ; motif menaçant sous fond de synthés dissonants pour "Zeit" ; le genre de trucs qui vous met dans le bain, et vous donne envie d’en entendre plus, quitte à ce que ça fasse vraiment mal par la suite.
Bien sûr, comme je l’ai dit au départ, peut-être que certains vont périr d’ennui à l’écoute de ce disque, qu’ils ne rentreront pas dans cette ambiance très particulière... peut-être que d’autres trouveront les morceaux trop longs, qu’on aurait pu tous les couper de dix minutes et que ça n’aurait rien changé. C’est vrai. Mais réciproquement, ils auraient très bien pu durer dix minutes de plus. Après tout, on a affaire ici à un album purement atmosphérique. Et quand je dis purement, je n’exagère rien : vous ne pourrez vous accrocher à rien d’autre que ces ambiances. Alors fatalement, cet album n’attirera que très peu de monde. Mais pour ceux qui tenteront l’expérience, je leur garantis qu’ils n’en ressortiront pas indemne...
N.B. : Normalement, je dois mettre 17 à Zeit. Mais il se trouve que pour la réedition CD, la durée de disque est passée de 75 minutes 45 à 74 minutes 23 (alors qu’il y avait de la place pour tout mettre sur un disque !) Sur la réedition de 2003, que je possède, l’erreur n’a pas été réparée ! Du coup, 1 minute 30 de musique en moins = 1,5 point en moins.