Je crois que l'on tient là le plus beau revirement de style dans la carrière d'un groupe en devenir. Still At Arms Length avait posé des bases solides, voire inébranlables. Ce disque symbolise l'aboutissement de recherches stylistiques plus ou moins heureuses ("25th Hour; Bleeding") et l'avènement d'un style original, en dépit du pitch de départ, très cliché voire à la mode (un chant duel, masculin death et féminin clair). Bref, du tout bon et l'on se dit, à l'annonce de la sortie du nouvel opus de The Provenance, que ce How Would You Like To Be Spat At ressemblera de près à son aîné, pour ne pas trop diluer une formule qui a gagné. Enfin: qui a, du moins, gagné un respect d'estime...
La sortie officielle du disque n'a fait que confirmer mes impressions premières, suite à l'écoute d'un mix des différents titres disponible sur le site du groupe: le contre-pied est total. Et il faut dire que j'ai mis du temps à avoir ne serait-ce qu'un avis suffisamment objectif et détaché à son propos. Déjà, le titre de l'album. How Would You Like To Be Spat At («Comment voudrais-tu qu'on te crache dessus»). Enigmatique au possible, tout comme les titres des morceaux, parfois abscons ("WOH II TSC") et les textes, souvent très obscurs. Musicalement, ça n'a plus grand chose à voir avec Still at Arms Length : d'un death metal prog entre Opeth et The Gathering première génération, on est passé à un style totalement inédit, quasi-indéfinissable. Parfois même insondable, aux limites de l'expérimental. Ce nouvel album n'est pas d'une approche facile, ça, non. Bande-son cauchemardesque, défouloir mental, la musique de The Provenance s'est rigidifiée, durcie, noircie et semble avoir atteint un point de non-retour.
Paradoxalement, cela ne se fait pas au détriment de la mélodie. "Going Down" et ses guitares sous-accordées, aux arythmies cardiaques parfois dissonantes, mais très agréables à l'oreille, est le titre le plus révélateur de cette tendance générale du disque à la rupture quasi-continuelle, distillée telle une perfusion de poison lent et à l'issue forcément fatale. La dernière minute du morceau, dantesque et sur-le-culfiante, ne fait que confirmer cette plus-value extrême ajoutée à la musique des Suédois. Les riffs sont lourds, déchirants ("Considering The Gawk, The Drool, The Bitch And The Fool", "Heroine"), souvent surprenants car inédits. Cette façon de jouer vient d'un inconscient collectif perturbé. Perturbé jusqu'à la perte totale de repères ("WOH II TSC", entrée en matière directe, sans artifices et son riff rock mellotroné). Il faut aussi noter la disparition totale du chant death, au profit d'un chant masculin théâtral, plaintif voire même maladif. Emma Hellström, que je n'ai cessé de comparer à Anneke Van Giersbergen (et à raison, écoutez le sublimissime "About A Whore, About A Kill...": voix cristalline sur fond d'arpèges clairs, la symbiose est surprenante), fait ici de plus brèves apparitions que sur "Still At Arms Length", mais celles-ci rendent l'ensemble lumineux ("Catching Scarlet In The Sun").
Car l'expérience est ici extrême, difficile lors des premières écoutes. Non pas que la musique imprime un rythme de taré (elle aurait même tendance à ralentir fortement au fur et à mesure, comme sur le final "Speeding To Get By", doomesque à souhait, ou encore sur "Some Gossip On Stealing A Spouse", rock lent et décérébré), mais la tonalité générale du disque, parfois psychédélique, couplée à des accords aux tons surprenants ("Heroine" et sa tessiture très obscure), fait naître un sentiment d'abord de (fausse) négativité, ensuite d'addiction totale. Le mélange volontairement peu limpide d'éléments extrêmes (on parle bien ici de metal, mais aux frontières plus floues que jamais), de ce mellotron, véritable star de l'album, aux sonorités progressives évidentes ("How Would You Like To Be Spat At In The Face?", terriblement déroutant avec ses touches de clavier très sombre) et de ces jeux de guitares, tantôt seventies, tantôt metalliques, joue carrément en faveur de la nouvelle musique des Suédois.
En fait, il m'est aussi difficile de parler de "longueurs", en ce qui concerne ce disque. Très atmosphérique, écrasant (la basse, autre star de l'album, est à ce titre monstrueuse), languissant et allant parfois même jusqu'à la déchirure, lors de plus rares moments de folie pure, ce nouveau disque se laisse apprécier au fil d'écoutes attentives et contemplatives d'un renouvellement indéniablement réussi. Les morceaux, à la fois tous différents et pourtant parties d'un même tout véritablement exutoire, ne dévoilent leurs secrets qu'au bout d'une bonne dizaine d'écoutes, et encore...La substance est bien là, le style, peu démonstratif mais exemplaire, y est tout autant. How Would You Like To Be Spat At réussit le tour de force magistral de dérouter d'abord, d'abrutir ensuite et enfin, de vous assommer, pour mieux vous embarquer, inconscient, pour un périple unique, d'où vous ne reviendrez pas indemne, mais aussi et surtout plus que réjoui. L'expérience est fascinante, presque hypnotisante, à tel point que ce disque constitue une brique de particules musicales inédites, élémentaires mais indéfinissables (les journalistes vont attraper de sacrés maux de tête à classifier cet album), sur laquelle il va maintenant falloir se baser.
Emotionnellement chargé, ce disque est la preuve par neuf du talent presque insolent de ce groupe hors normes, qui grandit en totale osmose avec sa musique, sans se soucier des repères extérieurs (qui a dit death mélodique?) ni des modes actuelles. Un disque autiste, hermétique, vénéneux, mais foutrement intense et plus qu'engageant.