Le premier album de Dire Straits (littéralement : « dans la dèche ») est une œuvre paradoxale. Sorti en pleine explosion du punk, mouvement hautement revendicatif et virulent, c’est pourtant un des albums de rock les plus tranquilles jamais sortis. Mais, sous des allures d’inoffensif petit disque de pub rock, se cache un album bien plus tranchant qu’il n’y paraît. En ce sens, le propos de Dire Straits était en pleine adéquation avec son époque. Il était juste beaucoup plus subtil et sincère que la moyenne.
N’oublions pas que Dire Straits fut avant tout le groupe de Mark Knopfler, guitariste et compositeur hors pair, mais également parolier de grand talent. Ancien journaliste, Knopfler porte sur son pays un regard acerbe qui transparaît autant dans ses textes très descriptifs que dans l’atmosphère faussement laid-back de l’album. Phénomène assez rare pour être souligné, Dire Straits est alors un groupe à part entière qui, s’il est mené de main de maître par un des derniers grands guitar heroes à avoir marqué l’histoire du rock, n’en reste pas moins une formation soudée privilégiant l’écriture et la qualité à l’esbroufe et à la quantité. En effet, Knopfler aurait pu simplement profiter de sa technique hors du commun et remplir le disque de solos spectaculaires, qui auraient fait l’envie de tous les apprentis guitaristes. Il a plutôt choisi de suivre la voie de ceux qu’il admire, comme J.J. Cale, Eric Clapton ou Bob Dylan : la voie de la simplicité. Plus que de simplicité, on peut même parler de minimalisme.
Là encore, si c’est le credo du moment (mettre fin à la surenchère qui mine le rock et revenir à son essence), le parti pris du groupe est avant tout enraciné dans la tradition : une section rythmique habile (le fidèle John Illsley à la basse et le prodigieux Pick Withers à la batterie), deux guitares (Mark et son frère David) et de bonnes chansons. Pas de superflu ni de réelle volonté de changement. Étonnamment, cette simplicité affichée, en plus de mettre naturellement en évidence les qualités intrinsèques de la musique et des paroles, accentue encore davantage le jeu phénoménal de Mark Knopfler, à la fois délicat et d’une richesse confondante. À partir de la technique du fingerpicking, Knopfler a développé un style particulier et distinctif, à la fois nerveux et syncopé tout en restant pourtant d’une incroyable fluidité. Le premier single du groupe, "Sultans Of Swing", en est l’exemple parfait : le riff qui, de façon surprenante, fait quasiment office de refrain, est d’une efficacité à toute épreuve, tandis que les phrasés accompagnant les couplets prennent de plus en plus d’ampleur à mesure que le morceau progresse. Et que dire du fabuleux solo final! Un modèle de construction mélodique et harmonique en crescendo qui aura suffi à démontrer au monde entier toutes les capacités du guitariste.
Mais ne nous y trompons pas, "Sultans Of Swing" n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des merveilleuses qualités de cet album curieusement peu plébiscité par les amateurs de rock. Absolument tous les morceaux contiennent des arguments en leur faveur, que ce soit un refrain accrocheur ("Water Of Love", sur lequel toute la classe de Knopfler à la slide éclabousse nos oreilles, "Setting Me Up", "Wild West End"), une atmosphère à couper le souffle ("Down To The Waterline", dont l’intro nous met directement dans l’ambiance, et surtout l’implacable "Six Blade Knife" qui, sous des dehors apparemment débonnaires, exsude la malice à travers ses paroles) ou, bien évidemment, des parties de guitares toutes plus délicieuses les unes que les autres. S’il fallait trouver un défaut à cet album, ce serait peut-être son homogénéité. L’ambiance générale est clairement relax et il faut prendre son temps pour en apprécier toutes les subtilités. Si vous cherchez un disque varié qui vous fera taper du pied, passez votre chemin! Mis à part le superbe "In The Gallery", qui prend des accents presque reggae (en plus de contenir, une fois de plus, un solo de toute beauté), le reste demeure dans une veine blues, rock et assez tranquille. De même, les similarités de structure entre "Down To The Waterline" et "Sultans Of Swing", ou entre "Setting Me Up" et "Southbound Again", par exemple, en gêneront plus d’un. Ces quelques détails ne parviennent toutefois pas à entacher ce chef-d’œuvre.
Même s’il a remporté un certain succès, ce disque n’est que la première étape de l’ascension du groupe vers la gloire planétaire, qui culminera avec la sortie, sept ans plus tard, de l’album Brothers In Arms. Pourtant, il constitue sans aucun doute la plus belle réussite de Mark Knopfler, une réussite bien plus à son image que tout ce qui suivra : humble, sans prétention et néanmoins d’une profondeur et d’une sincérité sans pareille. Il n’aura peut-être pas marqué son temps, il n’aura peut-être pas non plus révolutionné le rock comme d’autres albums de cette époque, mais il aura malgré tout su toucher tous ceux qui y auront porté attention.