Zuut allores, quel album de Zappa ! On peut d’ailleurs dire sans trop prendre de risque que c’est probablement le plus « Frank Zappa » de tous les Frank Zappa, pour la simple et bonne raison que le monsieur assure ici le chant, la lead-guitar, la rhythm-guitar, la bass-guitar, et les keyboards (pas guitar, cette fois). On retrouve quelques anciens compagnons (Mothers Of Invention ou non) dans le line-up, notamment le fidèle Terry Bozzio à la batterie et percussions, Ruth Underwood aux claviers, Andre Lewis à l’orgue, et tout ce petit monde aux chœurs… Sorti en ’76, cet album est sûrement le seul disque sérieux du bonhomme. Sérieux et Zappa, n’est-ce pas une antithèse ? Bon… Sérieux, n’exagérons rien, disons plutôt que cet album est une parodie profondément sérieuse !
Les seuls titres exagérément parodiques ici sont ceux qui sandwichent l’album : "Wind Up Workin’ In a Gas Station" et "Disco Boy", deux chansons relativement proches. Le ton est donné dès les premières phrases : This here song might offend you some / If it does, it’s because your dumb / Show me your thumb if you’re really dumb ! La messe est dite : Zappa tourne en dérision tous les groupes FM des années ’70 et donne le bon ton pour la décennie suivante qui sera consacrée quasi-unilatéralement à ce genre de groupes. L’introduction de "Disco Boy" est d’ailleurs menée par une guitare hard plus-bateau-tu-vomis et des chœurs toujours aussi ridicules chez le grand Wazoo. Détruisant les fondations de la mass-music, Zappa ingurgite les codes de toute cette soupe comme un bon écolier pour nous servir deux titres très drôles, aisément sifflables (horreur ! malheur !), sans aucune pointe de free-jazz à l’horizon. Après quelques écoutes, ces deux morceaux peuvent pourtant sembler assez déstabilisants vu le reste du contenu du skeud.
La chair du disque pourrait presque passer pour deux EP regroupés en un album. L’enchaînement "Black Napkins" - "The Torture Never Stops" - "Ms. Pinky" - "Find Her Finer" tout d’abord, est une des suites les plus génialissimes qui m’ai été donné d’entendre. Zappa chante plus grave que jamais (et oui, c’est de la musique sérieuse) et les soli de guitare sont à tomber par terre : "Black Napkins" n’est qu’un solo, mais quel solo ! La batterie ne démérite pas non plus, dans l’alternance entre roulements de toms et surexploitation des cymbales notamment. "Ms. Pinky" est une chanson très sexuelle ("Dirty Love" n’est pas loin) où Franky nous raconte la vie d’une jeune femme de petite vertu, une autre échappée de son freak-circus, le tout sur une ligne de basse un peu pauvre (c’est lui qui la joue) mais très accrocheuse. On pourrait reconnaître quelques groupes ici et là, mais je ne donnerai pas de noms, je ne suis pas un donneur, moi…
Mais le morceau qui vous fera vraiment vibrer, il est là, du haut de ses dix minutes lancinantes, c'est "The Torture Never Stops" qui mérite à lui seul l’achat de cet album. Longue plainte d’une guitare pratiquement seule, flottant dangereusement sur un océan de souffre. Variation ultime sur le déprime-rock, le cadre du morceau est un grand donjon (d’architecture gothique, bien entendu) ou s’entassent les clichés de souffrance, de saleté, de soldat, et de tous types d’armes qui font bobo. Sur cette lente et longue progression, la lead-guitar miaule timidement, par à-coups, soutenue par une rythmique de basse et de batterie très épurée, un cri perçant venant par moment déchirer le noir du ciel où les corbeaux se… euh… enfin vous avez saisi l’ambiance, quoi ? Parfaite parodie (toujours aussi sérieuse) des groupes inondants les charts de l’époque, groupes postulant tous à la première place du concours de la « chanson la plus déprimante de l’année ». Les groupes de prog’, en somme.
La seconde partie de l’album : "Friendly Little Finger" - "Wonderful Winno" - "Zoot Allures" est du même ordre mais les influences changent. Après les sonorités lourdes et saturées de "Find Her Finer", on tombe immédiatement sur une curieuse association clavier/marimba dopée à la cock, dans un registre très oriental. "Friendly Little Finger" est un nouveau solo (les deux parties débutent par des instrumentales), celui-ci nettement plus chaotique que le premier. Il est dommage que la basse (toujours tenue par Zappa) soit légèrement en retrait car même s’il n’était pas aussi virtuose qu’à la guitare, il roulait sa bille sans problèmes. "Zoot Allures" est légèrement en deçà des autres titres, probablement à cause d’un léger manque d’inspiration, et ce n’est malheureusement pas la harpe (mixée trop loin) qui le sauvera. "Wonderful Wino" a par contre plus d’atouts pour lui, lorgnant sérieusement vers le hard-rock et ses harmonies en twin-guitars, le tout se terminant par un excellent solo en distorsion.
En résumé : on a ici affaire à un grand album du Zappa, et surtout un album très atypique dans sa discographie, car même si c’est une énorme parodie, le grand Wazoo ne s’est pas contenté de faire des chansons rigolotes, il utilise les guitares et les rythmiques du hard pour mieux les détourner, rien ici ne sent la copie ou le plagiat. On pourrait tout de même pointer du doigt la relative ressemblance entre les morceaux, l’album étant plus à une variation sur trois thèmes bien définis, mais tout cela reste suffisamment bien traité, ce serait dommage de passer à côté. Et comme je l’ai dit, "The Torture Never Stops" suffit à donner une crédibilité à ce skeud. Idéal pour commencer car assez dépouillé et sans aucune envolée acid, Zappa nous prouve dès ’76 que le minimalisme peut aller très loin. La règle sera d’ailleurs confirmée par tout un tas de branques les années suivantes, sauf qu’eux n’auront pas l’impression de parodier quoi que ce soit…