Si on y réfléchit bien, Shape Of Despair n’a rien d’original. Débarqué après les vénérables grands-pères que sont Thergothon et Skeptiscism, le groupe vient de Finlande, comme la plupart des autres formations de funeral doom qui ont réussi à percer un tant soit peu. Le pays est notamment connu pour avoir un haut taux de suicide et d’alcoolisme, bref, un repaire de dépressifs. Et la pochette énigmatique de Shades Of… ne laisse que peu présager de ce qui nous attend, toute abstraite qu’elle est.
Cette forêt nocturne, noyée sous le bleu, un peu à la manière de Loveless et sa guitare noyée sous le rose bonbon ; et ce n’est pas là la seule similitude. Les deux albums noient l’auditeur dans leur son si caractéristique, pour ne le relâcher qu’en fin de parcours. Particulier, le son de Shades Of… l’est : les guitares ne cherchent pas la puissance, et leur sonorité, assez monolithique, presque organisée en strates, fait penser à des nappes vaporeuses qui stagnent autour de nous, de quoi soutenir la flûte lointaine d’ "In The Mist", qui nous entraîne loin dans les contrées boisées, au fin fond de la croisée sylvestre la plus proche ; sous l’œil morne de la voute nocturne. La mélodie de ce titre revêt en effet un caractère assez lunaire, et l’on regrette par la suite que la flûte ne soit que peu exploitée sur les trois derniers titres. La musicalité revêt ici un sens particulier : en dehors du growl très profond, pas la moindre trace d’agression, la syntaxe musicale est toute tournée vers l’ensorcellement de l’auditeur, le but final.
Ici, pas de progression subtile, la répétition est notre amie. Tout l’art de Shape Of Despair tient dans sa capacité à tirer parti de la répétitivité habituelle du funeral doom pour hypnotiser l’auditoire sous le coup de mélodies subtiles. De là une autre similitude avec Loveless : ce que les guitares jouent n’importe que peu, et ne saurait être porté aux nues ; ce sont les arrangements disséminés par-dessus qui confèrent à l’œuvre toute sa noblesse. Et ici, les ornements participent surtout à la continuité de cette ambiance brumeuse et nocturne : à la perte des repères d’"In The Mist" succède la résignation des autres pièces, puis la perte de la force vitale, pour se laisser bercer par les vagues de six-cordes, tel une masse anémique. Shades Of… est l’album de ces jours mornes d’hiver, où le ciel sombre, et les longues nuits sapent toute envie, toute joie. Les plus tatillons trouveront pour seul défaut le début de "Sylvan Night", pas aussi envoûtant que le reste, mais loin d’être plat.
Shades Of… est donc encore un de ces albums qui se vit plus qu’il ne s’écoute, bien que l’évidente beauté mélodique qu’il dispense procure un plaisir certain à l’écoute. Ce premier album purement funeral doom, s’il laisse présager un tant soit peu de l’évolution doom/death atmo qui viendra ensuite, est unique dans leur discographie, voire dans le genre entier. Peu d’albums réussissent aussi bien à séparer corps (les guitares léthargiques, qui vous plongent entre sommeil et conscience) et âme (les mélodies diaboliques) pour un voyage nocturne aussi exaltant qu’inquiétant.