Les lecteurs de comics connaissent bien le principe du « What If... » : et si Ross Robinson s'était cassé une jambe au lieu d'aller voir L.A.P.D. en concert ce soir-là? Et si Head, Munky, Fieldy et David (les membres dudit groupe L.A.P.D, devenu entre-temps Creep) n'avaient pas repéré un jeune chanteur bizarre du nom de Jon Davis officiant dans le groupe Sexart? Et si le manager Larry Weintraub avait emporté le morceau et convaincu le groupe de ne pas prendre le nom « Korn », synonyme pour lui de suicide commercial? En gros, et si Korn n'avait pas été? Et bien le paysage métal actuel n'aurait sans doute pas grand-chose à voir avec celui que nous connaissons. Car tout allait changer...
Enfin, à l'époque on savait juste qu'un groupe au nom étrange avait sorti un album aussi étrange que lui : rythmiques dissonantes et pourtant groovy en diable, chant ne ressemblant à rien de connu, jeu de batterie désarticulé et virtuose, approche de la basse inédite, penchants très perceptibles pour le hip-hop et la soul... Et pourtant tout ça était indéniablement du métal. La rupture venait de l'ambiance et des thèmes eux-mêmes : à la haine du thrash et l'épique du heavy Korn oppose une ambiance d'hôpital psychiatrique qui tire ses racines dans le mal-être exprimé par le grunge. "Shoots And Ladders" reste en ce sens une chanson emblématique : quel groupe de métal avait aupravant pris une mélodie de comptine pour enfant comme base pour en faise quelque chose de terriblement glauque et dérangeant? Quel chanteur de métal avait à ce point laissé la rage et la confusion prendre le pas sur sa technique vocale? Aucun...
L'idée de chanter autre chose que de vraies paroles sur du métal n'est pas de Johathan Davis, John Tardy ou Mike Patton avaient chanté des onomatopées et des assemblages de bruits bien avant lui. L'innovation est dans la souffrance perceptible qui exsude de ses borborygmes. La voix du chanteur est alors brute de décoffrage, et le fantastique potentiel qui l'a ensuite placé dans le panthéon des chanteurs n'était même pas soupçonné. Davis sait déjà chanter et crier mais il passe presque tout en force et utilise sa hargne et sa névrose en lieu et place de ses cordes vocales. C'est entre autres ce côté écorché qui a produit un effet de résonnance profond chez le public adolescent, et la manière que Davis à de geindre puis de laisser la colère monter en sourdine pour finalement cracher ses boyaux a défini le chant néo, ce fameux « je pleure, je crie » qu'on retrouve sur "Fake" et tant d'autres.
Musicalement ce premier album est à l'image du chant : brut. L'impression de dénuement sonore ressort particulièrement si on la compare aux arrangements d'Issues ou Untouchables, et la volonté artistique qui ressort des chansons est double : faire des trucs bizarres et nous en mettre plein le cornet. L'intro de "Blind" est pensée pour être légendaire et avec ce qui débarque derrière, le célèbre « Are you ready? » du début se justifie tout à fait. Un riff syncopé capable de faire sauter 50 000 personnes, une dynamique brisée et contrastée qui se tient parfaitement malgré les rutpures de ton, et ce premier dérapage vocal qui laisse un peu pantois tant la partie hurlée semble inhumaine... ensuite c'est sur "Ball Tongue" qu'on entend Fieldy faire parler la poudre pour la première fois. On prend alors conscience de deux points essentiels, à savoir le son de basse percussif et le goût des guitaristes pour les délires chelous et bruitistes.
Car au-delà des performances animales de Davis sur le refrain et du break de scratches, "Ball Tongue" étonne surtout par l'usage qu'Head et Munky font de leurs effets : ils passent comme par magie d'un mur de riffs jumpy à des sons bizarroïdes et glauques qu'ils déclinent en de petites arabesques complémentaires, rejoignant par là même le club fermé des paires de guitaristes fondatrices dans l'histoire du métal. Leur complémentarité explose sur "Need To" et "Clown" tant on croit à la première écoute qu'ils jouent la même chose alors qu'ils pratiquent leur sport favori : la construction d'énormes accords dissonants à deux, comme s'ils n'étaient qu'un seul guitariste à quatre mains et quatorze cordes. Bluffant, surtout que ces alternances violence/expérimentation sont soutenues par un David Silveria au jeu encore très démonstratif.Le batteur en met partout, calant des roulements à des endroits improbables et rajoutant ses propres brisures de rythmes aux riffs déjà volontairement bancals.
Le groupe sait déjà à l'époque décliner sa palette de torture intérieure sur plusieurs créneaux : la tendance la plus courue est tout de même l'efficacité mid-tempo qui fait sauter sur place, la variété étant laissée aux soins de la voix de Davis et des ambiances distillées par les différents effets des guitares. Chaque chanson ou presque renferme son moment de gloire, souvent incarné par une montée néo « je pleure je crie » comme celle de "Divine" (dont les accélérations tirent par ailleurs vers le thrash) ou le très culte passage central de "Faget", moment d'introspection névrotique livré en pâture à un public qui ne demandera par la suite qu'à s'identifier à cette rock star qui semble connaître les mêmes souffrances que lui. Et tout ça dégouline de sincérité en plus : quand Davis expulse ses démons dans le micro qu'on lui tend et que le résultat explose à nos oreilles, il est impossible de croire à l'hypocrisie.
Le secret de Korn était là : leur musique allait peut-être devenir une source incroyable d'argent, de critiques et de popularité, mais cet album rappelle que ce qu'ils voulaient exprimer à l'époque venait du coeur et des tripes. Cet album n'est pas parfait et il lui manque un certain sens de la finition qu'on trouvera à partir de Follow The Leader... Mais ce n'est que logique, car c'est un cri, l'acte de libération primaire et musical d'une génération n'ayant que le mal-être et l'énergie brute comme moyens d'expression. Normal de ne pas trouver d'arrangements à outrance : la complexité du sentiment exprimé se suffit à elle-même. Peu de déchets au final sur cet album auquel on ne peut-pas reprocher grand-chose sauf un côté brouillon inhérent à la démarche elle-même. Le tout se tient jusqu'à la fin et malgré quelques longueurs ce premier album de Korn s'écoute toujours très agréablement aujourd'hui, au-delà de sa dimension symbolique. A posséder.