«Fernand, où est-ce que t’as foutu ton disque qui tue, celui où il y a le type avec la voix grave, là? » Voici un témoignage troublant, qui sera prononcé le 22 Janvier 2003 par Timothée N. qui rêve de devenir gothique un jour, comme son grand frère Fernand. Timothée ne connaît rien en musique, d’ailleurs il n’aime pas la musique, mais il est attiré par la noirceur, la folie, la mort, et les filles en corset noir (400€ chez Dead-Skull-Black-Rose). Timothée aimerait bien devenir le type bizarre de son collège, comme son grand frère au lycée, et tant qu’à faire, Timothée aimerait aussi aller draguer la gothique, même si ce sera difficile car il est dépressif, mal assuré, et que de toute façon les filles le fuient parce que passé 14h son maquillage coule.
Mais Timothée a un sacré atout pour aller chauffer la gueuze: son grand frère a une discothèque (l’étagère pas la boîte), et le corbaque en herbe n’oubliera jamais cette voix qu’il a entendu un jour qu’il passait devant la chambre de Fernand. Cette voix provenait du First And Last And Always des Sisters Of Mercy, disque pas fondateur du tout mais un des piliers de la musique dite gothique. Sorti en ’85, ce skeud de rock froid, lancinant, pas vraiment gothique mais cela dit très sombre, n’a pas fini de faire parler de lui encore aujourd’hui. Les années n’en sont pas venues à bout, et même s’il faut admettre que certains éléments ont vieilli, l’album s’en sort mieux que n’importe quel autre tirage goth’ sorti à cette époque. Alors que les 80s s’implantaient sévèrement sur le paysage musical international et que des nuées de groupes commençaient à brasser les millions avec plus ou moins d’intégrité, The Sisters Of Mercy sortent un disque inusable.
Quand on s’attarde un peu sur ce genre musical, on ne peut que constater à quel point la plupart des groupes de la cold-wave ont mal vieilli. Celui-ci n’y échappera pas. Leur production par contre, est nettement plus abordable de nos jours, malgré certains titres franchement moches – ceux sélectionnés comme singles comme à l’accoutumé (“Walk Away”, “No Time To Cry”). Si ce disque est aussi bien léché, c’est avant tout parce que c’est le seul à bénéficier du line-up complet du groupe. Il n’est plus tout jeune mais reste frais quand il enregistre cet album, ce qui sera bouleversé par la suite, les personnalités le composant ayant accumulé les conflits intra-muros. Eldritch au chant, reconnaissable entre mille, le fidèle Marx et le nouveau Hussey (sorti des rigolos Dead Or Alive, en remplacement de Gunn) se partagent les guitares, Adams à la basse et Doktor Avalanche, la boîte à rythme, qui restera le musicien le plus humble et sympathique du groupe.
A la composition, tout le monde met la main à la patte, mais des tensions se créent vite surtout entre les deux guitaristes, fortes personnalités inventives, chacun composant dans ses cordes (de guitare…): Hussey s’occupe des mélodies accrocheuses (“Black Planet”), fines sans être débordantes; tandis que Marx brode des riffs de guitares divins (“Nine While Nine”) et abuse des vieux procédés classiques tel que les crescendos à outrance (“Logic”). Ces deux personnages seront les moteurs en V du groupe, s’ils utilisent les mêmes sonorités glaciales, leur manière d’agencer les morceaux est très différente, ce qui permet à ce gravage de se renouveler sans cesse, pour peu qu’on l’écoute en entier. Les compositions de groupe, par contre, sont de jolis foirages. “No Time To Cry” est ridicule, formaté et cliché, et “Possession” est à se demander pourquoi ils avaient besoin d’être trois pour écrire quelque chose de correct mais d’aussi pauvre.
Tout cela ne nous dit pas pourquoi Timothée a autant accroché à ce disque. C’est vrai ça, à part la sublime voix de basse d’Elritch, pourquoi avoir flashé sur ça plutôt que sur autre chose? Car ce disque, en plus d’avoir résisté aux outrages du temps, est rempli de morceaux excellemment bien trouvés. Si le morceau d’ouverture, “Black Planet”, est convenable, les deux suivants (les singles pré-cités) sont nuls. Quelle idée de les avoir mis ici, en début de course! Car passé le troisième, c’est pratiquement un sans faute. “A Rock And A Hard Place” est un excellent rock aux guitares acérées où la basse fait un excellent travail, jouant de cette méthode suffocante propre à la cold-wave, walking sur des tonalités les plus graves possibles, ne permettant pas une seule montée ou déviation, elle est imperturbable, c’est la sauvegarde du béton dans une musique que rien ne viendra troubler. Musique d’outre-tombe. Une curiosité nous attend au détour de la cinquième, le gospel “Marian (Version)”, morceau atypique, où Eldritch va chercher ses notes les plus basses au fin fond de sa gorge, l’allemand se prêtant à merveille à cet exercice.
Mais le moment vraiment troublant de ce disque est à la fin, quand débute la huitième piste. Après “Possession”, morceau plutôt clair et peu inspiré qu’on dirait dédié à une poésie plus qu’à une chanson (jolie voix répondant à une jolie basse, cela dit), arrivent les premières notes de “Nine While Nine”, “Logic” et “Some Kind Of Stranger”, et c’est parti pour plus d’un quart d’heure grandiose. Les trois pistes disposent de tout… Tout ce qui fait les Sisters Of Mercy, tout ce qui fait la cold-wave. Des textes d’un Andrew très inspiré, parlant de mort, de drogues et de femmes, qu’on pourrait résumer en mélangeant ces phrases: «When shadows grew no longer I, knew no other friend but you, were wild - Nothin’ but the knife to live for, One life all I need - I can wait a long long time before I hear another love song». Si Eldritch n’a pas la prétention d’un, au hasard, Baudelaire (y a-t-il d’autres écrivains que Fernand connaisse?), il se débrouille tout de même bien dans l’écriture, et ces trois morceaux sont sûrement parmi ses meilleurs, que ce soit dans le fond ou dans la ligne vocale.
Si vous ne deviez les découvrir que par un bout, cette triade est sûrement la plus conseillée. Glaciale, d’une interprétation grandiose sans grandiloquence, morbide sans en rajouter dans le dépressif-névrotique-le-monde-l’est-pas-bô. Le riff tuant de ‘‘Nine While Nine”, les chorus climaxiques de “Logic” et les parties vocales répondant aux saturations de “Some Kind Of Stranger”… Un enchaînement de toute beauté. Malheureusement, le reste du disque ne se hisse pas à ce niveau. Cinq morceaux proprement géniaux, inspirés, où aucun musicien n’est lésé, chacun faisant parti d’un tout homogène aux allures d’orchestre en cuir, et le reste qui ne suit pas, ou alors de justesse.
Si vous être un Fernand, accro de la cold-wave et du post-punk dans sa part la plus sombre, vous pouvez rajouter un point à la note de ce disque, les cinq morceaux cités valant vraiment à eux seuls l’achat de cet album inégal mais indémodable. Sinon, vous devriez apprécier, sous réserve que vous ayez une télécommande.