Après un premier album déjanté, foutraque et partant un peu dans tous les sens (From Her To Eternity), Nick Cave nous avait livré dès son second opus (The First Born Is Dead) un disque homogène, maîtrisé et abouti, fusionnant avec brio le post-punk des Birthday Party et le blues terreux de l’Amérique des bayous. Un cross-over punk-blues aussi ambitieux que réussi, dont on pouvait penser que le groupe allait désormais faire sa marque de fabrique… C’était mal connaître ce sacré plaisantin qu’est le sieur Cave : prenant ses fans (encore) à contre-pied, le voilà qui sort sans crier gare de sa besace un album de reprises, brassant le blues, le folk, la pop et même le R’n’B… Au final, un album… déjanté, foutraque et partant un peu dans tous les sens ! Sacré Nick, va !
Il faut une sacré dose d’insouciance et de culot, quand même, pour sortir dès son 3ième album un « cover album », exercice casse-gueule, rarement convainquant, oscillant généralement entre le tribute respectueux mais sans valeur ajoutée et le massacre pur et simple. Ce n’est pas pour rien que ne s’y essayent la plupart du temps que de vieux baroudeurs n’ayant plus rien à prouver et qui peuvent s’offrir le luxe de se « faire plaisir », pour le meilleur (le Garage Inc de Metallica, le Sons Of Satan Praise The Lord de Entombed, peut-être le Renegades de Rage Against the Machine…) et pour le pire (les Graveyard Classic de Six Feet Under…). En fait, le seul album auquel ce Kicking The Pricks pourrait être comparé est le Am I Not Your Girl de Sinéad O’Connor, un troisième album (aussi) de reprises de standards jazz, pas tout à fait réussi au demeurant et qui contribua à torpiller sa carrière, mais tout aussi rebelle dans l’intention. Mais Nick Cave est comme ça, il n’en fait qu’à sa tête, sans tenir compte des critiques et des incompréhensions que sa démarche artistique ne manquera pas de susciter. Le titre de l’album, expression biblique(*) que l’on pourrait traduire par « combattre des moulins à vent », est d’ailleurs une sorte de doigt d’honneur à la presse musicale anglaise qui, après l’avoir célébré comme le nouveau messie avant-gardiste à la sortie de son premier album, avait fait la fine bouche à son successeur, trop blues, trop Southern Gothic, en un mot trop américain… Qu’on se le dise, Nick a beau se mettre à la variété et au R’n’B, il reste, au fond, plus punk que jamais, et nous balance ce disque jouissif dans la gueule comme pour nous dire « f*** you, je fais ce qu’il me plait de ma musique »…
Et ce qui plait à Nick Cave, ici, c’est de reprendre façon Bad Seeds une série de standards du patrimoine musical américain, couvrant une diversité de répertoires assez inattendue pour une ancienne icône gothique de la scène post-punk européenne. Le folk-blues bien moite qui imprégnait déjà ses deux premiers albums y occupe bien entendu une place de choix : "Long Black Veil", ‘‘The Singer’’ ou ‘‘Muddy Water’’ (3 morceaux déjà interprétés par l’Idole, Johnny Cash), "I'm Gonna Kill That Woman" de John Lee Hooker, ou encore “Hey Joe” ou "Black Betty" (popularisés respectivement par Jimmy Hendrix et Ram Jam)… Pas de doute, nous sommes bien là en terrain connu, celui de la mythologie sudiste, ses inondations, ses prêcheurs millénaristes et ses murder / prison songs. Plus étonnant en revanche, le choix de piocher dans un fonds de golden oldies FM résolument pop, comme l’inévitable "By the Time I Get to Phoenix" de Jimmy Webb (paraît-il l’une des chansons les plus reprises de l’histoire), ce “Running Scared” de Roy Orbison aux faux airs de bolero nonchalant, et même un R’n’B doo wop de Gene Pitney, "Something's Gotten Hold of My Heart"… Pour couronner le tout, le groupe s’essaye même à un bon vieux gospel des Alabama Singers, ‘‘Jesus Met The Woman At The Weel’’ ! Mais Nick, toujours Berlinois, n’oublie pas de faire un détour par la Vielle Europe avec le folk parodique du Sensational Alex Harvey Band (‘‘The Hammer Song’’), la pop valsante du crooner gallois Tom Jones (‘‘Sleeping Annaleah’’) et le post-punk décadent du Velvel Underground (un ‘‘All Tomorrow Party” hanté par Andy Warhol et la Factory)… Pour boucler son petit tour de chant intercontinental avec un hymne folk de sa terre natale australienne, ‘‘The Carnival Is Over’’, titre des Seekers évoquant le Carnaval de Rio sur l’air d’un vieux chant russe traditionnel…
Nick Cave et ses Bad Seeds, enfin au complet avec l’arrivée du batteur allemand Thomas Wydler et accompagnés pour l’occasion par quelques anciens comparses des Birthday Party (Hugo Race, Tracy Pew et Rowland S. Howard), ont bien dû s’amuser à brasser autant de styles différents, et cette bonne humeur est communicative. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter le gospel de ‘‘Jesus Met The Woman At The Weel’’, la version tribale de ‘‘Black Betty’’, les ‘‘Yeah !’’ dément de ‘‘I’m Gonna Kill That Woman’’ ou les chœurs sirupeux de ‘‘Sleeping Annaleah’’ : jamais un album du groupe n’avait sonné, et ne sonnera plus, aussi joyeusement ! Pourtant, s’il n’y avait que ce côté « déconnade entre potes », Kicking Against the Pricks, quelque soit la qualité du groupe, aurait sans doute rejoint la longue liste des albums de reprises transparents et sans saveur. Mais Nick Cave a une toute autre ambition que de simplement « reprendre » les chansons qu’il a choisies : car, de même que dans The First Born Is Dead il capturait l’essence du blues pour nous la restituer dans les formes contemporaines du post-punk, il capture ici l’essence même de chacune de ces chansons, comme si celles-ci n’existaient que sous forme d’ « Idées » et restaient encore à écrire, et nous les livrent dans une forme musicale qui se concentre sur ce feeling essentiel et en condense toute l’intensité brute. Et, à l’écoute du résultat, on se demande parfois comment certains titres ont pu être interprétés autrement. L’exemple le plus frappant est sans doute ‘‘Hey Joe’’ : fasciné par le Bien et le Mal, Cave pénètre comme personne d’autre n’aurait pu le faire au plus profond de l’âme distordue de ce meurtrier en cavale vers le Mexique, et nous balance une version totalement glauque et terrorisante, avec ses pulsations de piano percussifs et ses vrombissements de guitares, ses gémissements d’orgue, ses hurlements de violons dans le lointain… A côté, la version « Woodstock » de Jimmy Hendrix a l’air complètement niaise (alors, imaginez le choc de ceux qui ne connaissent que la reprise mariachi de Willy DeVille !)…
Portée par des Bad Seeds (déjà) au sommet de leur art, chaque chanson a ainsi quelque chose qui vous accroche, un élément musical ou vocal qui s’impose immédiatement comme évident, vous attrape et parvient à vous instiller cette émotion particulière que Nick Cave a saisie dans le morceau d’origine… Ici, c’est le petit riff blues imparable qui clôt chaque ligne du presque minimaliste ‘‘The Singer’’ (l’errance d’un chanteur christique désormais rejeté par ses anciens fans), jusqu’à un subtil crescendo orchestral qui vous étreint la gorge (« I pass a million houses but there is no place that I belong / All the truths I tried to tell you were as distant to you as the moon »)… Là, ce sont les chœurs mélancoliques et les sanglots de guitare de ‘‘The Carnival Is Over’’ qui évoquent de façon bouleversante la fin d’un amour (“Now the cloak of night is falling / This will be our last goodbye / Though the carnival is over / I will love you till I die’’)… C’est encore la ballade pop apparemment sans histoire de ‘‘About The Time I Get To Phoenix’’ qui, là aussi par son orchestration d’une grande subtilité entremêlant au piano des déchirements de guitares et de violons, vous emmène sans que vous y preniez garde au bord des larmes (« And then she'll cry just to think that I'd really leave her, I left her / But time after time after time I tried to tell her so / But she just didn't know / That I would really go”)… Poussant sa voix dans des lignes mélodiques inhabituelles, Nick Cave se lâche et nous livre ici la prestation vocale la plus fascinante de sa longue carrière, sa voix profonde et gutturale nous entraînant à sa suite dans des abîmes d’obscurité et de désespoir, de violence sauvage et de meurtres passionnels, mais aussi d’une mélancolie et d’une sensibilité romantique qu’on ne lui soupçonnait pas…
C’est paradoxalement sur cet album de reprises mêlant folk, blues et pop que Nick Cave et The Bad Seeds s’émancipent enfin définitivement de leurs racines post-punk et structurent les contours de leur propre style, quelque part entre cabaret décadent et sombres ballades folk. Déconcertant de maîtrise et de classe, à l’image de ce look de music-hall qu’il affiche sur le livret, le groupe s’impose ici, rien que ça, comme l’une des meilleures formations de l’histoire du rock. Cet album, par lequel j’ai découvert à tout jamais Nick Cave, représente toujours à mes yeux ce qui fait l’essence du personnage, et d’abord et surtout parce que c’est ici que sa voix unique y exprime le mieux ses multiples facettes, se montre la plus profonde, la plus sauvage, la plus émouvante, en un mot la plus belle. Et aussi parce qu’il ne parle pas ici que de meurtres, de Mal et de la damnation, mais aussi de simples histoires d’amours pop qui, même quand elles finissent mal, restent douces et émouvantes...
(*) “And when we were all fallen to the earth, I heard a voice speaking unto me, and saying in the Hebrew tongue, Saul, Saul, why persecutest thou me? It is hard for thee to kick against the pricks.” (Actes des Apôtres 26:14)