Avec Your Funeral… My Trial, Nick Cave nous avait entraînés loin, trop loin, dans les bas-fonds de son âme ravagée par l’héroïne. Tout y était glauque, étouffant, léthargique, sans la moindre lueur d’espoir ; on pensait alors qu’il serait le suivant à alimenter la rubrique nécrologique de l’histoire du rock, à rejoindre Janis Joplin, Jim Morrison et Sid Vicious au panthéon des victimes de la came… Mais on se trompait : le Roi Corbeau n’était pas encore tout à fait arrivé au bout de ses excès autodestructeur, ne s’était pas encore complètement purgé de l’énergie malsaine et viciée de ses années post-punk. Et voilà que sort ce Tender Prey inattendu par son mordant et son ironie, comme si le chanteur avait enfin décidé d’en terminer une bonne fois pour toute avec cet encombrant personnage du junky gothique et dépressif ; comme si, au bout de son chemin de croix, il rendait l’âme en riant dans une dernière gerbe de sang rouge…
De l’aveu même des membres des Bad Seeds, ce cinquième album fut accouché dans des conditions totalement chaotiques, à tel point que ces sessions d’enregistrement sont devenues l’objet de toute sorte de récits légendaires parmi les fans du groupe, un peu comme celles de l’Antichrist Superstar de Marilyn Manson. Nick Cave, plus mort que vif, hantait le studio Hansa avec ses lugubres accords de piano, improvisant des textes obscurs inspirés de ses écrits littéraires du moment (son premier roman, And the Ass saw the Angel, un recueil de poésies, King Ink…) ou de ses expériences cinématographiques (Der Himmel Über Berlin de Wim Wenders, Ghosts… of the Civil Dead de son compatriote australien John Hillcoat) ; les chansons prennent forme péniblement, dans l’anarchie de l’overdub, les autres membres du groupe, eux aussi complètement camés, étant plus occupés à leurs différents side projects ; le disque est produit entre Berlin, Londres et Melbourne, sans véritable fil directeur ni unité musicale, comme si personne n’était vraiment aux commandes… Mais une énergie démoniaque semble avoir emporté malgré eux les musiciens et le résultat, même s’il est loin d’être complètement abouti, est néanmoins l’un de leurs meilleurs albums, en tout cas probablement le plus important. Retrouvant toute la sauvagerie et la dérision qui manquaient si cruellement à son prédécesseur, tout en y injectant un peu de la douceur morbide de ce dernier, les Bad Seeds nous livrent en effet là un album-synthèse en guise de testament de leur première période, et posent les bases de ce que sera leur nouvelle orientation musicale à partir de The Good Son.
On retrouve ainsi bon nombre de morceaux qui ne dépareilleraient pas sur From Her to Eternity ou Kicking against the Pricks, ces déflagrations séminales mêlant blues malsain, garage rock dément et gospel perverti. L’apocalyptique "City of Refuge" évoque la ville de Berlin dans laquelle le groupe s’était établit après des années d’errance entre l’Australie et l’Angleterre ; le distordu et désagréable "Deanna" profane le "Oh Happy Day" d’Edwin Hawkins pour raconter les déviances sexuelles les plus épouvantables ; l’entêtant "Sunday’s Slave" et le tribal "Suger Sugar Sugar" creusent encore davantage ce sillon de corruption et de dépravation... Nous sommes là en territoire désormais bien connu, celui de la mythologie sudiste abreuvée de références à la Bible et à l’esclavage, de prédicateurs millénaristes et de maniaques dégénérés en quête d’une jeune vierge (la « tendre proie » du titre…). Pourtant, ce n’est pas, et de loin, ce que l’album a de meilleur à nous offrir : ces chansons ressemblent trop à ce que le groupe nous avait déjà livré par le passé, souvent en mieux du reste, au risque de verser dans la redite ou l’autocitation. Et c’est lorsqu’il s’écarte de ces sentiers battus que l’album devient passionnant, s’aventurant dans de nouvelles contrées dark-folk et expressionnistes jouant davantage sur l’émotion et la suggestion que sur l’agression sonore pour faire impression sur l’auditeur.
Faisant référence à Lewis Carroll (et au titre éponyme de Tom Waits), "Watching Alice" est sans doute la plus poignante chanson écrite par Nick Cave. Une indicible tristesse émane de son piano mélancolique, de ses lents spleens de guitare slide, de cet harmonica lugubre, nous conviant à observer par la fenêtre l’intimité d’une petite fille enfermée dans sa chambre que le narrateur, avec la minutie dérangeante d’un voyeur, décrit en train de s’habiller et de se peigner… Sur "Slowly Goes the Night", Nick Cave retrouve le style du crooner romantique qu’il empruntait déjà sur certains morceaux de ses albums précédents ; avec ce tendre bruissement de la caisse claire, ces délicats arpèges de piano et de xylophone, les chœurs sirupeux très seventies des Bad Seeds, ce serait la bande-son idéale pour une tiède nuit de langueur avec son amante, lorsque le temps semble se ralentir et finalement s’arrêter… Jusqu’à ce que la voix du chanteur se mette à hésiter, déraille, se gonfle de douleur et de désespoir, et que l’on comprenne que cette nuit si lente est en fait l’insomnie d’un homme qui se souvient de celle qu’il aime, à peine emportée par la mort ; la fausse love ballade FM se transforme alors tout simplement en l’une des chansons les plus déchirantes de la pourtant riche discographie du groupe... Mais le cœur de cet album, son véritable programme iconographique, c’est bien le thème christique du supplice et de la mort, c’est-à-dire aussi de la résurrection ; thème qui renvoie bien entendu au propre calvaire vécu par le chanteur, et à la promesse d’une rédemption, d’une renaissance à quelque chose de plus lumineux.
"Up Jumped the Devil" narre ainsi l’existence tragi-comique d’un malheureux que le Diable a damné et attend au bout du chemin, goguenard, pour emporter l’âme en Enfer. Le groupe assume ici pleinement son goût pour le grotesque, la farce de cabaret, un humour-noir aussi macabre que jubilatoire. Le morceau est construit autour d’une basse nonchalante et chaloupée sur laquelle Nick Cave dépose un improbable riff de piano à la Tom Waits, à la fois guilleret dans sa mélodie et totalement sinistre dans son interprétation, comme s’il était joué sur un vieil instrument désaccordé ; cette trame discordante est égaillée, si l’on peut dire, de quelques notes de xylophones squelettiques et même d’une parodie de solo de guitare (une seule note !). Dans "Mercy", le chanteur, prenant les traits de Saint Jean-Baptiste, raconte son propre martyre de toxicomane et, à genoux, supplie le Dieu Tout-Puissant d’avoir pitié de lui. C’est vers l’expressionnisme allemand que l’album lorgne ici ; le piano est là aussi prédominant, assurant à la fois le rythme, la basse et la mélodie ; un orgue disharmonique pousse d’angoissantes plaintes, tandis que les guitares ne sont là que pour créer de ténébreux arrière-plans parcourus par les chœurs lugubres des Bad Seeds et les longs gémissements d’un harmonica… Un titre dont le côté potentiellement étouffant et grandiloquent est heureusement désamorcé par ces petites touches d’humour et de dérision toujours très punk caractéristiques de l’australien (« My death, it almost bored me / So often was it told »).
Mais c’est avec le monumental "The Mercy Seat" que le thème christique de la mort et de la résurrection trouve son apothéose, sous la forme de ce long monologue exalté d’un condamné à mort mélangeant dans son délire la chaise électrique vers laquelle il s’avance et le trône céleste de Dieu, ne sachant plus très bien s’il est coupable ou innocent, sincère ou convaincu par ses propres mensonges, promis à l’Enfer ou au Paradis. La musique, construite sur 2 accords en boucle montant crescendo vers un refrain affolant, est littéralement hypnotisante ; les imprécations blasphématoires du condamné se terminent par une psalmodie sauvage répétée ad nauseam, tandis que les pulsations oppressantes de la section rythmique, piano percussif et batterie martiale, laissent peu à peu la place à la longue décharge électrique de violons hurlants. Nous avons ici rien moins que LE morceau emblématique de Nick Cave, la quintessence de son style, son chef-d’œuvre définitif, celui qui lui vaudra d’ailleurs la consécration ultime : une reprise par son idole, Johnny Cash en personne… L’album s’achève, à la manière (encore) de Tom Waits, sur un morceau presque ridiculement optimiste, "New Morning", pastiche de negro spiritual aux allures de redemption song. S’il peut être considéré musicalement comme l’un des plus mauvais du groupe, ce titre vaut davantage pour sa portée symbolique lorsqu’on sait qu’à ce moment le chanteur était au paroxysme de l’addiction et de la souffrance : après l’épreuve de la nuit et de la mort, un nouveau jour se lèvera pour Nick Cave qui, tel le Christ en croix, nous annonce son retour d’entre les morts…
“Thank you for giving / This bright new morning / So steeped seemed the evening / In darkness and blood / There'll be no sadness / There'll be no sorrow / There'll be no road too narrow / There'll be a new day / And it's today”. C’est sur cette action de grâce que Nick Cave, conscient d’être un véritable miraculé, achève en eucharistie ce Tender Prey aussi inégal que décisif dans sa carrière. Ses péchés post-punks rachetés par ce sacrifice sanglant, Nick cave pourra en effet tourner la page et entamer sa seconde carrière : celle du song-writer apaisé qui, en paix avec lui-même, peut tourner un regard tendre et incisif sur le monde qui l’entoure. Sur la pochette de son album suivant, ce n’est ainsi plus par sa seule gueule blafarde de junky qu’il choisira de se montrer, mais au piano, tout de blanc vêtu, entouré de ravissantes et innocentes petites ballerines…