Nocturama, le précédent disque de Nick Cave, avait de quoi nous inquiéter : on le sentait dans l’impasse musicale, à court d’inspiration, se perdant dans des tentatives réchauffées de retrouver la flamme punk des origines. Allait-il sombrer dans la redite et l’auto-parodie, d’albums médiocres en vaines tentatives de « retour aux sources » ? Ou bien saurait-il se réinventer une nouvelle fois, effectuer une mue similaire à celle qui l’avait fait passer, au tournant des années 90, du junky autodestructeur des premiers albums post-Birthday Party au pianiste romantique à fleur de peau ? Un deuxième échec aurait vraisemblablement marqué le début d’un déclin inéluctable. Autant dire que le King Ink était attendu au tournant…
La première écoute d’Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus ne rassure hélas pas tout à fait. Le départ de Blixa Bargeld, dont l’espace d’expression s’était peu à peu réduit au fur et à mesure que le son des Bad Seeds s’éloignait du post-punk garage vers une pop-folk épurée et classieuse, a privé le groupe de son élément le plus underground et avant-gardiste. Comme si la peur du vide les avait effrayés, les Seeds compensent l’absence du guitariste no-fi par l’arrivée d’un organiste (James Johnston du groupe de swamp rock Gallon Drunk) qui les ramène en arrière, à l’époque des premiers albums irrigués de blues poisseux – retour qu’accentue l’appui énergique mais relativement convenu d’une chorale gospel. Tout cela est certes très efficace, et donne quelques morceaux parmi les plus brûlants du groupe ("Get Ready for Love", "There She Goes, My Beautiful World", "Lyre of Orpheus"…), mais on a déjà entendu ça en plus intense, en plus torturé aussi, sur The First Born Is Dead ou Tender Prey, sans même parler de la période Birthday Party. Le groupe a aussi la bonne idée de creuser la veine plus groovy de Murder Ballads ("Stagger Lee", "O’Malley’s Bar") sur des morceaux comme "Cannibal’s Hymn", "Fable of the Brown Ape" ou "Hiding All Away", avec leur basse chaloupée et leurs bizarres scratchs de guitare interrompus par de sèches explosions de violence ; mais là encore, il s’agit plus de la réactualisation de tentatives antérieures que d’une véritable évolution musicale. Incontestablement, le niveau est au-dessus de Nocturama, mais l’impression de sur-place subsiste quelque peu…
Heureusement, quelques titres s’écartent de ces sentiers battus pour aller explorer de nouveaux territoires musicaux. "Messiah Ward" surprend par sa douceur inquiétante, son riff de piano lancinant, ses chœurs élégiaques, ses sonorités étranges et diffuses ; "Abattoir Blues" fascine par son minimalisme instrumental, avec ces deux accords de piano entêtants sur une boucle de batterie syncopée ; le mystérieux et vaporeux "Spell" nous entraîne dans un songe délicatement ourlé de violon… Des titres où l’on commence à mesurer l’apport du violoniste Warren Ellis, dont le talent multiinstrumentiste et l’inventivité débridée se ressentent dans la structuration des morceaux en loops, l’utilisation d’instruments baroques (flûte jazzy, luth grec et autres mandolines…), la construction d’ambiances envoutantes. Mais il ne s’agit encore que de petites touches expérimentales : il faudra attendre l’album suivant, Dig, Lazarus, Dig !!!, et surtout le récent Push the Sky Away, pour que Nick Cave assume pleinement cette nouvelle mutation et ose enfin confier les clefs des Seeds à Ellis (ce qui précipitera en toute logique le départ de son complice de toujours, Mike Harvey, gardien du temple post-punk). En revanche, c’est la sensibilité pop-folk de Nick Cave que l’on ressent dans les deux morceaux phares de cet album, les solennels "Easy Money" et "O’Children", tout simplement parfaits en termes de composition et d’instrumentation, notamment par l’utilisation de l’orgue tumultueuse de James Johnston qui y donne véritablement sa pleine mesure. Le premier de ces 2 titres nous offre sans doute le plus beau refrain du King Ink, une montée en intensité portée par le London Community Gospel Choir qui vous prend aux tripes ; quant au second, sans conteste le titre le plus poignant de sa discographie, il tutoie le sublime : comment ne pas sentir sa gorge se nouer quand la voix du chanteur se brise en une supplique désespérée, tandis que des femmes se lamentent, telles des pleureuses antiques : « Ohhh… Children !! »
Au bilan toutefois, sur 18 morceaux, seul un petit nombre peuvent être qualifiés de vraiment indispensables. Le principal défaut d’Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus s’avère en fin de compte le trop-plein de titres relativement moyens, voire mauvais ("Let the Bells Ring"), d’un double album qui aurait probablement mérité d’être condensé en un seul disque d’une petite dizaine de chansons… Mais ce qui emporte au final la mise sur cet album trop long, c’est la richesse de la thématique et l’acuité retrouvée de la plume de Nick Cave. Ce qui frappe d’abord, c’est la façon dont l’album déborde littéralement d’une évocation lyrique de la Nature, et ce dès la pochette, qui n’arbore que des images de fleurs ; dans chaque titre ou presque, c’est une exubérance d’animaux (singes, abeilles, oiseaux, pingouins et ours polaires… sans oublier les papillons et les petits lapins du clip de "Breathless" !) et de plantes (forêts et landes, fleurs, bruyères et plantes aromatiques…), d’éléments cosmiques (étoiles, lune, planètes…) ou climatiques (l’atmosphère, le vent, la neige, la rosée du matin...). De nombreux titres évoquent la vénération que l’homme peut éprouver à la contemplation de la beauté du monde, sur une veine panthéiste et même résolument païenne dans ses références à la mythologie grecques (le mythe d’Orphée bien entendu, mais aussi les fables d’Esope, les poèmes de Sapho, et cette chorale gospel qui ressemble parfois plus à un chœur de tragédie antique). Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus s’inscrit à ce titre dans la lignée du détachement progressif de Nick Cave par rapport au catholicisme de l’Ancien Testament, amorcé sur The Good Son, qui témoignait de sa découverte de la foi plus humble et humaine du christianisme sud-américain (‘‘Foi Na Cruz’’), et assumée sur The Boatman’s Call, qui voyait le chanteur tourner le dos à l’appel de Jésus-Christ pour retrouver le divin dans la Nature immanente ("Into my Arms", "The Boatman’s Call").
Mais cette beauté de la Nature reste fragile, vulnérable, face à l’homme. Il plane ainsi sur le disque un goût de cendre, une ambiance post-apocalyptique, un sentiment de fin du monde. Dans "Messiah Ward", la terre est congelée, on sort les morts dans la rue et l’humanité glisse dans la folie ; dans "Babe, You Turn Me On", on parle de la bombe atomique, de neige sanglante, d’un monde qui s’écroule ; dans "Abattoir Blues", le ciel est en feu, des cadavres jonchent le sol, l’espèce humaine réduite à l’état de bétail industriel est au bord de l’extinction… Le prêche de Nick Cave se fait alors moral et politique : la civilisation moderne a corrompu tout ce qu’il y avait de bon en l’Homme, le sens moral a disparu, il ne reste plus que le capitalisme consumériste qui réduit tout à l’argent. Dans "Abattoir Blues", le narrateur compare le sentiment amoureux qui fait battre son cœur au stock exchange, et trahit sa révolte au Starbuck Coffe®, un Frappuccino® à la main ; "Easy Money" parle, au travers de l’évocation d’un prostitué, de l’argent qui corrompt tout (avec cette tagline brutale, sûrement la meilleure de l’œuvre de Nick Cave : « Money men, it is a bitch / The poor they spoil it for the rich »). En forme de requiem, le bouleversant "O Children", écrite par l’australien en pensant à ses propres fils, évoque les remords de cette génération qui se rend compte qu’elle ne lègue à ses enfants qu’un monde atroce (« Forgive us now for what we've done / It started out as a bit of fun / Here, take these before we run away / The keys to the gulag ») - pas étonnant que cette chanson ait été utilisée dans un épisode d’Harry Potter, lorsque les jeunes héros, à peine sortie de l’enfance, découvrent la noirceur et la violence du monde des adultes et l’impossibilité d’y échapper quand bien même ils en seraient innocents...
Qu’est-ce qui pourra racheter l’homme, le sauver de ce carnage annoncé, le ramener à l’innocence des origines ? Certainement pas la religion, ramassis de fondamentalistes que Cave raille sans concession, dans la lignée de "God is in the House" (No More Shall We Part), sur les blasphématoires "Get Ready for Love" ou "Hiding All Away", enfonçant le clou sur "O’Children" dans laquelle les parents se donnent in fine bonne conscience en se réjouissant de rejoindre le Royaume de Dieu. Encore moins l’art, que Cave ridiculise également dans le sardonique "The Lyre of Orpheus" qui voit un Orphée jouant tellement mal de la Lyre que Dieu le précipite aux enfers, où Eurydice le menace, s’il recommence à jouer, de la lui mettre « dans son orifice »… Non, la seule chose qui peut sauver l’homme, c’est l’Amour, cette autre force de la Nature indissociable de la contemplation de la Création. Cave retrouve ici un thème déjà abordé par le passé ("Loom of the Land", "The Boatman’s Call"…), celui de l’évasion de la société humaine avec l’être aimée ; mais cette évasion n’est ici qu’une étape, une façon de se ressourcer : Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus n’appelle pas tant à la fuite misanthrope qu’à la possibilité d’une rédemption de l’humanité par la Beauté. Dieu, la Nature, la Beauté et l’Amour se confondent alors en une exubérance mystique et panthéiste empreinte de tendresse mais aussi d’intensité charnelle ("Cannibal’s Hymn", "Babe, You Turn Me On"). L’espoir n’a pas totalement disparu, le salut est encore possible dans la réconciliation avec la Nature, et donc avec notre propre nature humaine, faite d’aspirations contradictoires, tant spirituelles que sensuelles, menacées par ses pulsions autodestructrices mais pleine aussi de potentialités d’amour et d’harmonie. Notre monde moderne est hideux, mais nos enfants méritent encore d’être sauvés : c’est ainsi que sur "Carry Me", comme résumant ce parcours intérieur du père de famille qu’est désormais Nick Cave, la menace gronde dans les nappes de cordes et d’orgues imitant une rivière agitée, tandis que la voix du chanteur lance un appel désespéré ; mais au fur et à mesure que l’intensité des chœurs augmente, le portant littéralement pour l’empêcher de sombrer, sa voix, par le simple changement d’intonation et de mélodie, renait à l’espérance, se fait extatique, puis s’apaise en une action de grâce bouleversante…
Musicalement parlant, l’album marque l’entrée en convalescence de Nick Cave. Le départ de Blixa Bargeld aurait pu tuer les Bad Seeds, il va les obliger à se régénérer une nouvelle fois - guérison qui ne s’achèvera cependant qu’avec le départ de Mick Harvey. Ce caractère de transition explique l’absence de direction dans le style, qui brasse un peu pêle-mêle le gospel blues et la pop-folk en passant par le glam et le hard rock. Nick Cave revisite là le passé du groupe comme pour mieux se défaire de ses contingences post-punks et avant-gardistes, et esquisse des pistes d’évolution qui ne demanderont qu’à être approfondies, que ce soit au travers des Bad Seeds ou dans son futur side project, Grinderman. Thématiquement, par contre, l’album marque une rupture franche dans la carrière du King Ink : prenant de la distance par rapport à ses obsessions monomaniaques de toujours, il est désormais ouvert au monde qui l’entoure, celui qu’il va léguer à ses enfants et dont il devra leur rendre compte…