L'un de mes professeurs de primaire avait l'habitude d'entrer en trombe dans la classe en s'exclamant: « Mais c'est l'usine ici ! ». Le silence se faisait instantanément dans la salle. Pierre-Jean cessait, non sans déception, de balancer des bouts de gomme sur les couettes de la douce Apolline. Nous étions tous sous le choc de "l'usine". C'était quoi "l'usine"? C'était nous? Une usine ça fume et ça fait du bruit, une usine, ça fabrique des voitures. Nous, on balançait juste de la colle dans la trousse du voisin en collant nos chewing-gum sous la table. Vraiment, je ne voyais pas le rapport avec une usine. Et mes camarades non plus. Le seul qui semblait avoir tout compris à ce charabia, c'était le gringalet du fond de la classe. Justin Broadrick qu'il s'appelait.
Pas vraiment sympa comme type. Pourtant, il ne payait pas de mine, le Justin. Pâle, longiligne, chétif, il ne parlait pas beaucoup. Le type était plutôt du genre à énerver le prof en tapant sans relâche sur la table avec ses stylos. Monsieur Justin ne se contentait pas de faire le boucan à l'aide de rythmes brutaux, non, il fallait encore qu'il s'amuse à souffler dans les bouchons. Vous savez, pour obtenir ce sifflement qui vrille les tympans; ce sifflement mêlé de jets de salive qui parviennent à passer au travers du capuchon. Une horreur. C'est surement pour ça qu'on ne lui parlait pas pendant la récré. Qu'il continue à casser ses propres châteaux de sable, le timbré. Nous, on joue à chat. Parfois même, en classe, Justin tapait si fort qu'il cassait le Bic sur sa copie qui finissait inévitablement tâchée de noir et suintante d'encre. Même cette pauvre Apolline recevait de l'encre sur la face. Elle allait le rapporter à sa mère, c'était sur. Et il aimait ça, le Justin. Sous ses airs discrets, il prenait un sacré plaisir à torturer les objets qu'ils pouvait trouver dans sa trousse et les gens qu'il pouvait trouver dans sa classe.
En grandissant, Justin n'a pas changé. Il a fondé Godflesh et y perpétue ses activités d'enfant. En guise de stylo, une boite à rythme sans pitié; en guise de bouchons-siffleurs, une guitare malsaine et tranchante et en guise de table, nos pauvres têtes, malmenées comme à la grande époque. La recette Justin est, sur Pure, égale à elle même : violente, inexorable et méthodique. Heureusement qu'Apolline n'est plus là pour subir tout cela. Ah ça, des riffs comme ceux de "Spite" ou "Mothra", on les sent passer, pas de soucis. Même chose pour l'horrible "Predominance", véritable rouleau-compresseur. Justin aurait fait un bon bûcheron si il ne s'était pas pris d'affection pour l'activité consistant à détruire son prochain. Pure, c'est un peu la musique tribale de l'homme moderne. Des rythmes sur fond de craquements, de visseries... Bref, c'est l'usine quoi. Et voilà. C'était de sa faute à lui. C'est à cause de Justin et de l'usine qu'il traînait déjà dans sa tête à l'époque qu'on s'est tous pris des milliers de lignes à recopier : « Je dois être sage en classe, je dois arrêter d'embêter mes camarades, je ne dois plus faire couler de l'encre et de la rouille dans leur gorge jusqu’à ce qu'ils deviennent fous... ».
Mais l'âge, si il a exacerbé les accès de colère de Justin, l'a aussi rendu sensible. A sa façon. Entre deux déboulonnages en règle, Pure se fait quasi-mystique. C'est étrange, cette faculté d'alterner le bas-du-front primaire et pas du tout sensible (cf. les titres cités plus haut) avec le réfléchi, le subtil. Mais voilà, c'est pourtant le cas : "I Wasn't Born To Follow" met en avant un Justin assagi. Il arrête de crier, il... chante. Un peu. Il s'exprime correctement diront-nous. Même chose pour un "Baby Blue Eyes" presque -presque !- positif dans sa construction. "Don't Bring Me Flowers" montre encore le coté relativement posé du gamin turbulent. La forme est moins incisive mais le fond reste sévère. Sous ses airs d'angelot, Justin continue de nous broyer avec ses stylo et ses capuchons; avec sa boite à rythme implacable et ses larsens. Justin nous juge : il nous tolère mais ne nous accepte pas. L'embrassade n'est pas pour demain. Et même quand il dort (comme autrefois en classe - nos seuls moments de répit !) sur "Pure II", Broadrick ronfle le mal. Un longue, très longue plage de drone, d'ambient. Rien, peu de variations, pas de mélodies. Juste un relâchement après une vilaine transe violente et mystique dont "Love, Hate (Slugbaiting)" aura constitué un point d'orgue. L'usine. Encore elle.
Je n'ai pas revu Justin. Oh, je sais qu'il a continué sur le mauvais chemin qu'il avait commencé à emprunter. Il n'est pas exclu que je prenne de ses nouvelles un jour. Un jour où je serais au top de la forme car, rencontrer Broadrick est toujours quelque chose d'éprouvant. Il ne parle jamais, il hurle ; il ne pense jamais aux belles choses de ce monde, il médite des mauvaises pensées. Parfois, je réécoute Pure et je me dis que des comme ça, il faut les avoir connu pour y croire. Même si je le regrette parfois, je suis content d'avoir rencontré Justin.