Dans le jargon des chroniqueurs, il est un nombre assez faramineux de raccourcis, de phrases toutes faites, de petits arrangements pour pondre un papier sans trop se fouler la nénette. Au rayon de ces clichés, on trouve bien évidemment l'équation : "Deuxième album : confirmation d'un talent ; troisième album ; maturité". J'ai envie de pousser ce raisonnement un peu plus loin : et le quatrième album, c'est quoi alors ? Et le cinquième ? L'über confirmation, la méga maturité ? Et dans le cas qui nous intéresse : que doit-on attendre d'un neuvième album ?
Pour explorer cette question avec Evergrey, quelques rappels s'imposent. Alors qu'il s'apprête à fêter son 20ème anniversaire, le groupe peut regarder en arrière et s'estimer heureux. Il n'y a pas si longtemps, il avait déjà un pied dans la tombe du grand cimetière des groupes splittés. Tensions, tournées épuisantes, les Suédois étaient à bout de force. Mais le pire a été évité : Henrik Danhage et Jonas Ekdahl sont revenus, et Evergrey est reparti. Et avec Hymns for the Broken, le groupe semble vouloir hurler à la face du monde sa joie et sa gratitude d'être encore là, après presque deux décennies, obstacle après obstacle, envers et contre tout. Peu importe le reste, nous sommes encore debout et c'est tout ce qui compte. Cette rage de vaincre se perçoit assez nettement dans l'artwork ainsi que dans les titres de plusieurs morceaux. Le poing levé, une envie de renouveau et d'aller de l'avant en dépit de toutes les difficultés. Le premier single de l'album, "King Of Errors", retranscrit à merveille ces sentiments. Avec son gimmick de claviers aussi solennel qu'entêtant, son refrain terrassant et un Tom S. Englund plus impliqué que jamais, le morceau d'ouverture de ce cru 2014 s'impose comme un des meilleurs pondus par Evergrey.
Pourtant, musicalement, assez peu de changements sont à noter. Le son d'Evergrey reste unique en son genre : un heavy très moderne aux guitares puissantes, à l'atmosphère un rien gothique. Le riffing est rapide, nerveux, moderne, pratiquement néo par endroits ("A New Damn", "The Fire", "Black Undertow"). Les claviers viennent consolider l'ensemble : que ça soit pour assombrir l'ambiance à merveille ("Black Undertow", "The Grand Collapse"), sonner une charge héroïque (le break de "Archaic Rage") ou simplement attendrir les morceaux ("Wake a Change", "Hymns for the Broken"), ils se taillent une place de choix tout au long du disque. Derrière le micro, Tom S. Englund oscille entre rage passionnée et fragilité. Ce contraste entre instrumentation massive et vocaux élégiaques est la marque de fabrique d'Evergrey. Un titre comme "Barricades" en est l'incarnation idéale : après un départ tout en riffs de plomb, le morceau freine des deux pieds et revêt un aspect bien plus mélodieux, notamment sur le refrain. Le break et le solo ont un petit côté Symphony X, guitaristiquement parlant. L'album n'est pas si aisé à aborder au départ, tant il constitue un bloc compact et homogène.
Avec les écoutes, des morceaux se distinguent, comme ce "Black Undertow" aérien et émotionnel, ou cette title track puissante et courageuse, sur laquelle Tom S. Englund retrouve son timbre des grands jours. En dépit de la qualité de tous ces morceaux, le terrain que foule Evergrey n'a rien de très nouveau. C'est le principal reproche que l'on peut adresser à Hymns for the Broken : le groupe est en forme et sûr de lui, mais pas assez inspiré pour se réinventer et proposer quelque chose de réellement neuf. Et l'album, d'une durée d'une heure, récèle quelques longueurs : en particulier cette ballade très banale ("Missing You"). Heureusement, Evergrey a tout prévu pour laisser l'auditeur sur une note positive, avec les deux pavés de fin. "The Grand Collapse" et "The Aftermath", deux morceaux de plus de sept minutes chacun, majoritairement instrumentaux, offrent une dernier quart d'heure qui verse dans le grandiose. Les deux morceaux opèrent comme les deux faces d'une même pièce : le premier mise tout sur des riffs ultra massifs que n'aurait pas renié le death mélo des 90s (le groupe vient Göteborg et ça s'entend), tandis que le second, par son émotion à fleur de peau, rappellerait presque "When the Walls Go Down", fermeture bouleversante de The Inner Circle, dix ans plus tôt.
Alors ? Qu'en est-il de notre problématique ? Qu'est-on en droit d'attend du neuvième album d'un groupe de metal ? Pas grand-chose. C'est déjà rare d'en arriver à ce stade en un seul morceau, et encore plus rare avec de l'inspiration sous le coude. Evergrey l'a fait, pourtant. Et rien que pour ça, Hymns for the Broken mérite ses louanges, malgré tous ses défauts.