Ce qu’il y a d’assez étonnant chez Dylan, c’est sa propension à être absolument décourageant pour le mélomane lambda. La faute (?) à la stature imposante du personnage, presque considéré comme un mythe aujourd’hui, à l’aura de mystère avec laquelle il a plu à se nimber, mais aussi à une discographie imposante et finalement assez méconnue une fois passé le cap de Blonde On Blonde, sorti tout de même il y a plus de quarante ans. Résultat, l’image que la plupart des gens ont encore de Dylan – quand ils ne le croient pas mort - reste celle du post-beatnik aux textes soit empreints de morgue et d’ironie, soit totalement incompréhensibles ; ou pire encore, celle d’un folkeux contestataire qui passerait ses vieux jours à gratouiller sa guitare en carton, avec Joan Baez au coin du feu qui prépare la dinde pour Thanksgiving. Desire est sorti à l'aube de 1976, et vous n’y trouverez rien de tout ça.
Voilà en effet un album assez atypique à l’époque pour le Zim’. Passé le magnifique Blood On The Tracks, Bob decide de se changer les idées: habitué à travailler en comité plutôt réduit, il lui vient des envies de grand capharnaüm et courtise à peu près tous les musiciens qui lui passent sous la main, juste pour voir si ça colle. Le résultat sur disque est un joyeux bordel : au traditionnel combo guitare-basse-batterie viennent s’ajouter violons, mandoline, accordéon, trompette, et même un contrepoint féminin en la personne d’Emmylou Harris, impériale sur toute la longueur du disque. On est loin de la soi-disant guitare en carton ! Alors forcément, si on rajoute le fait que les séances ont été faites à la vite, on n’aura pas droit cette fois à une qualité d’enregistrement optimale : certains instruments restent étouffés et la reverb sur la batterie est parfois excessive. D’où la remarque lapidaire en début de notes de pochette : « This record could have been produced by Don DeVito » mais vu le contexte, on ne voit pas trop quel autre résultat il aurait pu obtenir.
Tant pis, si le son n’y est pas, l’énergie et le plaisir, eux, sont omniprésents ! Oui, ce qui ressort de ce disque, c’est la décontraction avec laquelle Dylan et son « groupe » abordent ces pièces pourtant ambitieuses (quatre titres au-dessus des sept minutes, dont "Joey" qui franchit allègrement les dix). Pas de nonchalance toutefois ; on se consacre entièrement à la musique jouée, mais chacun intervient quand bon lui semble, et on laisse passer quelques bourdes par-ci par-là… et c’est aussi ce qui fait une part du charme de Desire. La part restante, on la doit évidemment aux compositions qui, sans rivaliser avec l’intensité de l’album précédent (mais elles n’y prétendent pas), sont en revanche plus diverses et surprenantes, de par l’apport des musiciens et du parolier Jacques Lévy.
Oui, vous avez bien lu : Dylan, l’un des auteurs les plus remarquables du siècle dernier, a fait appel à un parolier pour cet enregistrement. Je parlais tout à l’heure de disque atypique… et il faut reconnaître que si le style de Lévy est beaucoup plus direct et narratif, il sied à merveille aux morceaux-histoires que sont "Hurricane" et "Joey", les deux grands moments de l’album. Le premier est un classique du répertoire dylanien et il mérite amplement ce statut : le violon frissonnant de Scarlet Rivera, la force de l’histoire de Rubin Carter magnifiquement portée par Bob tout au long de ses huit minutes en font un très grand moment. Mais j’ai également une très grande affection pour "Joey", pas forcément pour son histoire de gangster sympathique un peu niaise, mais sa lente progression, l’adorable duo accordéon-mandoline et les interventions stupéfiantes d’Emmylou Harris sur les refrains ont vraiment de quoi épater. Dans le même état d’esprit, "Romance In Durango" et son chorus hispanisant ne manqueront pas de vous faire fondre. Ça où l’entraînant Mozambique, le voyage initiatique d’"Isis", irrésistible malgré sa longueur… on comprend qu’on ne va pas parler ici de New York ou des contrées perdues des États-Unis d’autrefois.
Bref, ce disque offre un dépaysement presque total, sans pour autant trahir la patte Dylan ou donner dans le compromis. On passe un excellent moment à suivre les pérégrinations de ce sacré Bob à travers les quatre coins de son monde, même si le périple s’essouffle un peu sur la fin : le décomplexé "Black Diamond Bay" tire en longueur et la ballade finale "Sara" a du mal à marquer les esprits. Pour le reste, l’inspiration est tellement présente qu’on ne se permettra pas de faire le fine bouche. Pas le plus important ou le plus personnel des disques du bonhomme, mais bien l’un de ceux qui reviendra le plus souvent dans la platine.
« She said, "Where ya been?" I said, "No place special."
She said, "You look different." I said, "Well, I guess!"
She said, "You been gone." I said, "That's only natural."
She said, "You gonna stay?" I said, "If you want me to, yes!" »