1993. Raymond, qui a pris cher avec le Reign In Blood de son pote Bobby, ne s'en est d'ailleurs à peine remis. Mais l'addiction est de plus en plus forte: il veut dépasser les limites. Il va donc lâcher Slayer, le métal avec des fleurs et des papillons, tout ça. Il veut de la vraie sueur, de la vraie douleur et de la vraie souffrance. C'est ainsi qu'il tombe par hasard sur une pochette très intriguante, rouge sang, représentant un golem prêt à déverser l'apocalypse. Sans le connaître, il tient dans ses mimines l'album culte de Neurosis, Enemy Of The Sun, parce que c'est celui par quoi tout a véritablement commencé. Raymond va prendre la plus grosse retournée de sa courte vie: Kerry King peut retourner faire des pâtés de sable sur la plage de Knokke-le-Zoute.
Une vérité éclatante s'impose: Enemy Of The Sun est l'album de métal le plus violent de tous les temps. Mais il ne dépeint pas la violence musicale au sens où on l'entend habituellement. Neurosis représente ici une violence plus psychologique que physique. Le groupe américain, mené par le barbu Steve Von Till, a accouché ici d'une oeuvre singulière, étouffante et au pouvoir cathartique hallucinant. La violence est nécessaire à l'exécution de cette musique, apocalyptique, insidieuse, en forme d'exorcisme, tout simplement. Enemy Of The Sun avait d'ailleurs fait office de pavé dans la gigantesque marmite en ébullition qu'était le métal à cette époque. Alliant des rythmiques plus lancinantes qu'à l'accoutumée à un type de hardcore extrême, ambiancé et nerveux, il est loin de correspondre aux canons de l'époque.
"Lost", le premier morceau, débute par une énorme ligne de basse ronflante et redondante, pour ensuite virer deux minutes plus tard sur un larsen explosif qui annonce la couleur de l'album: noir, noir et toujours plus noir. Le chant, typé hardcore (il n'y a pas de chant clair sur cet album) est horriblement puissant, sorti de nulle part, suivant la progression tout en crescendo des riffs de guitare très simples, mais d'une lourdeur et d'un feeling exceptionnels. Il faut dire que ce quatrième album ne fait pas dans la dentelle: loin du brutal death, du grind et du black, où la violence instrumentale est pourtant prépondérante, la musique de Neurosis joue intégralement sur les ambiances virulentes (les samples sont omniprésents), toutes plus plombées les unes que les autres. "Raze The Stray" et son côté mystico-oriental font les frais d'une impressionnante mise en abyme de la souffrance. Touches discrètes de claviers en fond, la basse et le duo de guitares se chargent de faire péter les infrabasses et de créer un immense mur de son, impénétrable lors des premières écoutes, mais tellement plus limpide une fois percé. Les sonorités tribales sont mises très en avant, valorisées par un jeu de batterie unique qui ne sera jamais égalé par les autres groupes (la fin de "Time Of The Beasts", le morceau-fleuve "Cleanse" - vingt-six minutes! -, où le terme tribal n'a jamais mieux porté son nom).
Et c'est de cette savoureuse absinthe sonore hautement inflammable, véritable drogue, dont on va goûter tout le long d'un album qui guérit la souffrance par une souffrance qui monte en puissance, et qui trouvera son apogée à la fin de l'album, sans pour autant être une déliverance. Le meilleur exemple de cette virulence jusqu'au-boutiste se trouve dans l'enchaînement des pistes trois à cinq ("Burning Flesh In The Year Of Pig", dont le seul titre est évocateur, suivi de "Cold Ascending" et "Lexicon", où la basse exceptionnelle de Dave Edwarson fait le show), preuve par mille de la violence extrême qui règne sur ce véritable brûlot, où toute forme de vie semble avoir disparu.
Il suffit d'écouter la façon dont le caisson de basse souffre lors de Enemy Of The Sun, mise en scène exceptionnelle du néant. La production de cet album, qui a pourtant douze ans, est à ce titre parfaite. Mettant en valeur les atomes composites du Neurosis première époque (lourdeur du son de guitare, basse en avant, batterie exceptionnelle à la sonorité tribale prononcée, chant hurlé, écorché vif) dans un magma sonore des plus ahurissants. Car on ne peut parler réellement de musique ici, mais plutôt de spectacle sonore. Je n'ai d'ailleurs rarement vu meilleure expression du terme "ambiance" qu'avec ce style de métal très particulier qu'est le postcore, a fortiori avec Enemy Of The Sun.
Si l'on parcourt la discographie de Neurosis, Enemy Of The Sun est un album exceptionnellement brut et exceptionnellement violent dans son propos comme dans l'expression de ce propos. Moins ancrée dans la recherche mélodique que dans une figuration parfois abstraite de la désolation, la musique de Neurosis, sur cet album, est, en ce sens, moins nuancée que sur les albums suivants, A Sun That Never Sets et The Eye Of Every Storm en tête. Empruntant néanmoins à beaucoup de genres différents (le doom sur "Time Of The Beasts", préfigurant A Sun That Never Sets, le punk sur "Lexicon", le hardcore sur la majorité des morceaux), Neurosis coordonne ces styles pour ne faire qu'un avec son identité propre. A l'image du golem, Neurosis s'est placé avec Enemy Of The Sun, album d'une intensité hors normes, sans équivalent, en fer de lance d'un monstre musical que lui seul peut modeler et contrôler. Véritablement furieux, primaire, complexe mais concis, cet album est précurseur, point barre. Il balaie d'un revers de main les prétentions blafardes de ses compagnons d'infortune. Vraiment, écoutez Enemy Of The Sun pour faire une véritable idée de ce que le métal peut engendrer de plus impressionnant. Et après, vous pourrez embrayer sur la suite de la discographie d'un groupe exceptionnel à tous points de vue, qui va rehausser, chose absolument incroyable, d'un cran supplémentaire la qualité de ses compositions. Ceux-là ne sont pas humains.