Ah. Tool. Ah. Voilà un sujet épineux dans le petit monde qui nous concerne (dont les frontières connues sont le rock à l’ouest, le heavy à l’est, le death au nord et le black au sud, avec tous les dérivés musicaux possibles dans cet espace). Epineux sur plusieurs points. Certains pensent que le groupe propose une musique surfaite, pseudo-intellectuelle-métaphysique-mon-cul, d’autres pensent qu’il est (surtout Maynard James Keenan) Divin et Intouchable. D’autres s’en branlent, il faut l’avouer. J’ai essayé de faire court mais des fois, on peut pas. Alors… Quid de Tool et de cet Ænima ?
Appréhender la musique du groupe sans connaitre la démarche de base des ses constituants (un trip sur un faux type, auteur d’un faux bouquin portant sur une fausse philosophie (Ronald P. Vincent et sa philosophie nommée « lacrymologie »)) est tout à fait possible. De même qu’il est inutile de savoir que MJK a passé un certains temps chez les militaires américains ou que j’aime mélanger les champignons, les pâtes, la mayonnaise et la sauce Maggi, le tout poêlé quelques secondes le temps que... Non, tout ce qu’il faut pour découvrir Tool, d’autant plus avec cet album, c’est un minimum d’oreille métallique (oui, y a de la disto, oui y a des hurlements, les non-initiés pourront être choqués ou insensibles aux morceaux) et de la patience. Pourquoi de la patience ? Parce que saisir tous les petits détails de cet Ænima pourrait prendre quelques heures. Un peu l’anti-McDo de la musique : on ne parle pas ici d’un truc qu’on écoute deux fois pour prétendre avoir saisis le TOUT. Exemple ? Ecoutez "Sinkfist". Ok ? Voilà, maintenant, réécoutez "Stinkfist" en vous focalisant sur la batterie. Vous entendez le jeu sur les cymbales et sur le charley ? Vous entendez ça ? Les variations de rythme, suivant à la fois la basse et la guitare ? Faites un tout petit effort, vous entendrez, et vous comprendrez ce que je veux dire par « saisir tous les petits détails de cet Ænima pourrait prendre quelques heures ».
Et Dieu sait qu’en tant que passionné, il est agréable de trouver ce genre d’album. Cette chose, qui demande du temps et de l’énergie aux créateurs, cette série de morceaux pondus à l’instant « t » (« t » pouvant représenter un intervalle de deux mois à cinq ans, la deuxième option étant celle de Tool), cette suite de chansons, d’accords, de frappes, imaginez-la telle un phœnix, renaissant, se réinventant à chaque écoute, apportant de subtiles nuances à chaque fois que vous vous poserez pour la laisser parler. Et je ne plaisante pas. Ænima (contraction de ‘anima’, qui veut dire « esprit » en latin et ‘enema’ qui se réfère à une technique de nettoyage du cul bien connue par les acteurs-trices du X-system) ne dévoile ses cartes qu’en plusieurs tours. Mais c’est ça qui est excitant ! Ce qui l’est moins, ce sont ces morceaux « parasites » (euh, « interludes », je voulais dire « interludes ») que nous allons évacuer immédiatement : "Useful Idiot" ne sert à rien, "Message To Henry Manback" pouvait avoir une signification pour le groupe mais, pour nous, ne sert à rien, "Intermission", en thème enfantin, en fait mélodie de "Jimmy" jouée à l’orgue en harchement moins chouette, ne sert à rien, "Die Eier Von Satan" ne sert à rien, c’est bruitiste et inutile, "Cesaro Summability" ne sert à rien, et pour finir "(-) Ions" ne… Sert à rien. Oui, pas de surprise.
Par contre, dès qu’on commence à parler vrai, c’est à dire à parler des morceaux qui existent selon un schéma « classique », à savoir basse-batterie-guitare-chant, là, on touche le TOUT. "Eulogy" commence avec des bruitages bizarres (un effet sur la voix), puis un début bizarre (un effet sur la voix) puis l’explosion arrive et là c’est juste beau, c’est élégant, et ça hérisse les poils. La voix est en place, pleine d’émotion, de colère, peut-être de reproche. L’instrumentale derrière n’est pas en reste, le riff est simple mais complété par une section rythmique pile-poil. La reprise se fait avec la guitare plus présente, toujours cette voix trafiquée, et cette nouvelle explosion qui amène sur un passage « aérien », au chant, puis en instrumental, qui termine sur cette section de dingue « To ascend you must die. You must be crucified, for our sins and our lies! Goood-byyye!!! » ou comment MJK montre qu’il a du coffre, et comment le groupe écrit un morceau juste parfait. Partant de là, c’est la fête. "H." avec son intro vibrante, sa longue montée supportée par une batterie toute tribale, pour arriver sur un refrain coléreux pour replonger dans la douceur l’instant d’après, nous amène à "Forty Six & 2", sa basse rampante et hypnotique, insaisissable, ses subtilités sur les riffs, nerveux à souhait, une voix toujours en place, un batteur fin qui arrive à en mettre partout sans éclabousser et un final bouillonnant…
"Hooker With A Penis" est le titre le plus court des « vrais » titres (vous savez, en giclant les parasites, euh, interludes). C’est un pamphlet énervé destiné à un fan du groupe qui les avait accusés d’être vendus. Marrant dans la mesure où même aujourd’hui la notoriété des américains reste relativement confidentielle. Pas le titre le plus inspiré en tout cas. "Jimmy" présente une ligne vocale d’abord tout en douceur, belle et pleine d’émotion, des parties de basses inspirées, variées, une vraie réussite sombre et posée. "Pushit", mélancolique, lente, poisseuse et bourrée de subtilité, avec ce jeu aérien et léger de Danny Carey, toujours cette voix à fleur de peau, toute en tension jusqu’à l’explosion au milieu du titre où la colère laisse place à l’introspection, un long moment posé et reposant pour un final planant où l’on voit Keenan achever par une ligne vocale incroyable (les deux dernières minutes sont exceptionnelles, vraiment). "Ænema" est un titre entrainant, entêtant, agressif, rock, jazzy, une ligne de basse dansante comme pas possible. Le passage en basse-batterie-voix est à caractère rouleau-compressique qui s’ouvre sur une montée hypnotique à coup de grosse rythmique, de patterns tribaux, de phrases scandées. Et encore un final remarquable et imparable. Et une tuerie de plus.
Le long (13’47) et dernier morceau, "Third Eye", est sans aucun doute le titre le plus étrange et planant qui soit. Très exigeant sans pour autant verser dans le pénible en fait… On y trouve du tribal et du dissonant, des citations, des hurlements, des effets, des saturations sur la basse, du grésillement, des descentes et des montées de manches, de la voix pure, une espèce de patchwork métallique torturé… A 8’50, au détour d’un passage complètement psyché, Keenan nous tombe dessus avec un chant déchiré, une magnifique complainte qui explose sur une phrase répétée en hurlements rageur : « Prying open my third eye! ». Le TOUT est impressionnant… Et cette prod’ qui n’a pas pris une ride ! Tool, qui en était à son troisième album, et David Bottrill (qui bossera par la suite, entre autre, avec Dream Theater, Muse, Silverchair, Placebo, Fair To Midland etc.) ont réussi à trouver LE son qui touche le parfait. La guitare, parfois doublée, triplée, ne couvre jamais la quatre cordes, loin de là. D’ailleurs, Justin Chancellor est un bassiste incroyable, diversifié, capable de l’effet qui tue au moment le plus opportun. Une vraie perle… Les cymbales (nombreuses) s’entendent, la caisse claire sonne bien, la grosse caisse ne couvre pas tout et le jeu de Carey est ample, parfois léger, parfois brutal, toujours subtil. Keenan possède un espace bien délimité qui lui permet de murmurer, de chanter, d’hurler sans que sa diction ne soit jamais impactée. Et Adam Jones… Rarement on aura vu un guitariste aussi peu démonstratif mettre autant de notes dans le mille. Chacune de ses interventions semble pensée à l’extrême, et s’il ne manque rien, il n’y a rien de superflus non plus. Et matez les clips qu’il a réalisé (surtout celui de "Stinkfist" !). C’est juste dingue…
Bon, donc voilà : les faiblesses sont à chercher du côté des interludes qui cassent un peu le déroulement de l’album. A par ça, Ænima est blindé de morceaux incroyables, exécutés par un groupe inventif, talentueux et original. Si certains passages l’ancrent dans le milieu des 90’s ("Stinkfist" typiquement), il faut avouer qu’on a à faire à un album qui ne souffre pas le moins du monde du passage des ans. Quand aux paroles… Ma fois, soit vous vous prenez la tête avec Carl Jung pour tout saisir, soit vous vous faites votre propre idée. L’opacité du propos n’empêchera pas de découvrir un des albums les plus intelligents qui soit. Un must-have comme on en a rarement rencontré.