Sur la véritable bible qu'est la double-compilation New Wave of British Heavy Metal '79 Revisited concoctée par Geoff Barton, l'« inventeur » de la NWOBHM, et l'über-fan Lars Ulrich (Metallica) se bousculent une trentaine de bombinettes prêtes à vous sauter à la gueule sans provoquer d'autres dommages qu'une accélération soudaine du rythme cardiaque, une montée en flèche du taux de sérotonine et quelques douleurs cervicales. Le niveau est incroyablement élevé et pourtant, un titre explose encore plus fort que les autres : "Killers" des Tygers of Pan Tang. Information prise, on apprend que cette merveille de six minutes est issue de leur premier effort longue durée intitulé Wild Cat. Qu'on écoute. Fasciné.
Rien a priori ne distingue le quartette originaire de Whitley Bay, station balnéaire clapotant dans les eaux glacées de la Mer du Nord, de la meute revancharde et vociférante du renouveau métallique à l'orée des années 80. À qui a-t'on affaire ? À des chevelus en jean et perfecto gavés de Deep Purple, Black Sabbath et Ted Nugent qui veulent jouer plus fort et plus vite que leurs idoles plutôt que pointer à l'usine. Et dont la dégaine – ces tronches ! - ne risque pas de les guider vers une carrière dans le mannequinat. Du banal en barre. Pourtant, ces types doivent bien avoir quelque chose en plus pour avoir réussi à signer chez MCA, une major, alors que la plupart de leurs contemporains doivent se contenter d'autoproductions ou de contrats douteux avec de petits labels. Il n'a d'ailleurs pas fallu longtemps aux quatre Britanniques – ils ont fondé le groupe en 1978 – pour enregistrer leur premier LP. A peine deux ans, le temps de se forger le caractère – et le son – en faisant la tournée des clubs les plus miteux avec les punks et les skins en guise de joyeux compagnons. Quelques démos, une poignée de singles sortis chez Neat, le label emblématique de la NWOBHM (Raven, Venom, Jaguar) et puis, enfin, le long playing avec des moyens un peu plus conséquents. Il faut dire que les maisons de disques veulent toutes profiter de l'essor de cette nouvelle vague hard rock et signer LA formation qui va leur faire toucher le jackpot : Def Leppard s'est casé chez Vertigo, Carrere (distribué par Philips) récupère Saxon et les chanceux de chez EMI signent Iron Maiden. Alors pourquoi les Tygres ne « travailleraient-ils pas pour MCA » comme le suggérait Lynyrd Skynyrd ?
Dès l'ouverture, le mitraillage de batterie qui initie "Euthanasia" place les sens en alerte maximale. Concocté de main de maître aux Morgan Studios (Yes, Pink Floyd, Black Sab') par Chris Tsangarides, le producteur qui monte, le son de Wild Cat se révèle à la fois chaleureux et affûté, brillant et organique. S'étant fait la main sur des pointures comme Judas Priest et Gary Moore, le Britannico-Chypriote a su tirer la quintessence de musiciens qui, sans être virtuoses, ont tout loisir pour montrer leur talent et leur cohésion. Robb Weir, le guitariste moustachu, peut ainsi asséner autant de riffs tranchants que de soli sculptés au vibrato s'abîmant dans les océans décadents de la distorsion. Sa tâche est considérablement facilitée par la précision diabolique dont fait preuve l'infatigable section rythmique. La basse agile de Richard « Rocky » Laws, véritable clé de voûte de l'édifice sonique des Tygers, passe avec brio de scansions en contre-chants et constitue un parfait soutien au groove unique délivré par Brian Dick. Joyeux tortionnaire de toms et de cymbales, celui-ci relance inlassablement la machine avec ses roulements caractéristiques aussi serrés que le chignon d'une ballerine. Et lorsque le gang du Nord-Est s'autorise un peu de répit, ce n'est que pour mieux mijoter son coup et repartir de plus belle – les breaks tendus de "Badger Badger" et "Insanity" en attestent. Le chanteur ? Un gosier râpeux, à peine une demi-octave de tessiture et un refus total de délivrer le moindre hurlement : s'il fallait désigner le chanteur de la NWOBHM le plus opposé à Bruce Dickinson alias « Bruce Bruce », le fameux vocaliste de Samson, Jess Cox n'aurait pas beaucoup de concurrents. Loin d'être handicapant, son timbre éraillé constitue un atout supplémentaire pour le quatuor et renforce la tension singulière qui traverse Wild Cat.
Mais tout ceci ne serait rien sans la qualité époustouflante des compositions. Expurgé de la moindre ballade chichiteuse, le recueil navigue entre séquences foudroyées et cavalcades démentes, toutes dynamitées par ce son ravageur qui plaque l'auditeur au sol avant de le secouer dans tous les sens. Wild Cat fait partie de ces œuvres rares qui suscite l'excitation à chaque détour, à la manière des meilleurs polars dont les multiples rebondissements en garantissent paradoxalement la cohérence. Porté par l'exigeante doublette rythmique, la guitare de Weir se montre à la hauteur et multiplie les interventions d'anthologie, entre riffs définitifs – celui, monstrueux, de l'obstinée "Suzie Smiled" est répété une quarantaine de fois ! - et soli frénétiques. Le plaisir est total à se laisser surprendre par les péripéties d'un voyage non dénué d'humour – le virilement incorrect "Don't Touch Me There" en tête – qui pousse loin parfois vers un délire illustré par l'haletant "Slave to Freedom" et son double solo au long cours qui donne envie instantanément de remettre la main sur sa vieille raquette en bois et mimer les embardées dévastatrices décochées par le ventripotent six-cordiste. Aucun fléchissement, aucune facilité : la perfection est rudement tutoyée. Bien aidé par "Killers", on y revient. Sorte de résumé idéal de ses neuf copains, le morceau débute par un motif vicieux à la basse sur lequel vient se greffer un riff de guitare tourbillonnant d'une géniale simplicité, typique de Weir. La batterie, impitoyable métronome, transcende le collectif sur un tempo soutenu et achève de planter le décor d'un western brûlant conté par un Jess Cox habité. Deux soli de feu font perdre tout sens commun, prélude à une accélération progressive aussi inattendue qu'astucieuse. La folie guette, la coda fait croire au chaos avant que tout le monde ne retrouve ses esprits à l'ultime seconde. Une expérience marquante et jubilatoire, à l'image de tout l'album.
Condamnant définitivement la dérive pompeuse d'un heavy blues à bout de souffle déjà ringardisé par le punk à la fin des années 70, Tygers of Pan Tang, à l'instar de ses collègues de la NWOBHM, accélère la cadence et muscle son jeu, proposant des pistes délibérément rock à la fois heavy et fulgurants. Mais sur cet inaugural Wild Cat, les Félins de Whitley Bay se détachent de la concurrence par leurs chansons fantastiques que magnifie une production sauvagement dosée. Dix pépites, dix coups de fouet, dix raisons de perdre la boule en toute jouissance : le bonheur à l'état pur. La suite ? Une dérive navrante vers un hard FM sans intérêt, une maison de disques défaillante et des changements de line up qui vont rapidement faire perdre son âme au groupe et le transformer en épave pathétique. En attendant, en cette si riche et prometteuse année 1980, Tygers of Pan Tang campe sur le toit du monde.