C’est drôle, mais tous les grands albums ont en général une pochette mémorable. Il y a bien quelques exceptions qui confirment la règle, mais rien de tellement significatif. Loveless appartient à cette première catégorie, avec cette guitare déformée, sous un voile rose bonbon. Il pourrait très bien annoncer niaiserie et douceur, mais c’est plutôt tout le contraire, soit bien des tourments auditifs pour les naïfs qui y ont cru. Suite à des caisses d’EP, on voyait pourtant venir la nouvelle direction des Anglais de loin, passant des expérimentations noisy d’Isnt Anything à leur si cher shoegaze.
Loveless c’est ce qui est représenté sur la pochette : un dense brouillard rose, qui provoque des hallucinations aussi bien auditives que visuelles, qui vous fait voir des baleines au milieu de vagues de bruit blanc et de larsens. Inaudible pour la plupart des gens, même les amateurs de pop, Loveless est une démarche poussée dans les dernières limites du possible. Malgré un résultat très abordable, certains moments sont à la limite de l’insoutenable pour peu qu’on fasse un peu attention, comme la fin d’ "Here Knows When". Parce que oui, même si rarement une musique pop aura fait autant planer, fournissant un parfait substitut aux drogues, rarement elle aura été aussi bruitiste que cet album. Les légendes circulant autour font état de 100 000£ (ou 250 000, selon les sources) dépensées pour en arriver à ce résultat final, coulant presque leur label, qui sera obligé d’engager Oasis. Il y a également la surdité de Kevin Shields, conséquence des centaines d’heures passées à réenregistrer et peaufiner son bébé, allant même, toujours selon ces mêmes rumeurs, jusqu’à retravailler longuement une simple note de clavier pour qu’elle colle à ses vues.
L’aspect totalement halluciné et aérien de la musique, apporté par des mélodies sucrées et un mélange neurasthénique de voix masculine et féminine (Shields et Butcher, alors un couple), est contrebalancé par des assauts de guitares extrêmement crues, à l’exemple de "When You Sleep" ou "I Only Said". Contrairement à des monceaux de disques de pop, Loveless ne s’appréhende pas facilement, et de nombreuses écoutes sont nécessaires pour percer le mur du son, et se rendre compte, notamment, de la présence d’une flûte sur "Soon" ou de détails sonores presque minuscules. En effet, malgré ce qui semble simplement être une opposition « mélodies – guitares mordantes », Loveless est en fait un véritable mille-feuille sonore, dont le réel potentiel ne peut être compris qu’après s’être amusé à dénicher le moindre des détails de cette véritable fresque. Et ce long travail n’aura pas été vain, puisque la presse musicale, qui crachait pourtant allègrement sur le genre reconnaîtra le disque comme un chef-d’œuvre, inécoutable, pour certains, mais un chef-d’œuvre quand même. Et à raison, puisque Kevin Shields a réussi à rendre écoutable un matériau qui ne l’était pas forcément à la base, en démontrant d’évidentes qualités d’écritures par la même occasion.
Ainsi, de nombreux titres ici auraient aisément pu s’infiltrer dans les charts, si la plèbe journalistique ne s’était montrée aussi dogmatique avec ces jeunes. Les orgies à coup d’ecstasy, couplées au manque de sommeil de Shields, qui alternait les périodes extrêmes de travail avec celles de vide, auront raison du groupe, qui ne pourra espérer donner suite à un tel opus magnum… avant une vingtaine d’année au moins.