J’en avais assez. Marre d’être de ce monde, de cette course folle où l’on ne représente rien, où les gens vous survolent et vous jugent comme un emballage sous blister, rien d’autre qu’une surface transparente… écœurée aussi de penser que toutes les cartes semblaient jouées d’avance, sans emprise possible sur sa vie, son histoire, que je voyais déjà partir dans le mur, toutes voiles dehors. Ce dégoût, il n’était pas soudain : il avait mûri longtemps en moi, gangrénant les îlots d’espoir auxquels je m’accrochais encore de temps à autre ; mais pas ce soir-là. Et voilà pourquoi je me retrouvais sur ce pont, les yeux perdus dans le tumulte du torrent qui s’ébattait sous moi, l’envie terrifiante d’y plonger pour ne jamais revoir le jour.
Ou juste le fixer et s’y perdre, perdre toute notion du temps et de l’espace, seule pour l’éternité… sauf que ce bonhomme est arrivé. Sorti comme par magie des brumes qui emplissaient le paysage, une démarche faussement assurée et l’air troublé. Son entrée en scène n’a pas manqué d’attirer mon regard, quand bien même j’aurais voulu le voir disparaître dès l’instant suivant. Ce n’était pas son intention : il est venu jusqu’à moi, ne me quittant pas des yeux, et s’est assis à mes côtés. La douceur de ses traits et la gravité de son regard clair, marqué par la vie, m’a frappée ; mais je m’efforçais de ne pas y prêter attention. On m’avait déjà fait tant de fois la morale, une fois de plus ou de moins… puis il a commencé son histoire.
L’histoire d’une fille qui avait grandi trop vite, s’était confrontée trop tôt à l’absurde et au dérisoire de la vie et du reste, et avait cherché en vain à fuir cette vision insupportable… je ne saurais dire s’il avait monté cette histoire de toutes pièces ou s’il l’avait vraiment connue, mais toujours est-il qu’il paraissait concerné, peiné même, que l’histoire puisse se répéter. Il y mettait tout son cœur, son ton était humble, compréhensif et jamais moralisateur, il avait une sensibilité qui me prenait aux tripes… mais à côté de ça, quelque chose me gênait. Étaient-ce les tournures de phrase employées, sa gestuelle par moments forcée, qui laissait suggérer que tout cela était un peu trop préparé ? Était-ce son costume engoncé, rutilant, qui l’empêchait de s’exprimer pleinement, de briser le quatrième mur qui lui aurait permis de m’atteindre en plein cœur ?
C’est vrai que son discours avait quelque chose de trop plein, trop de générosité et pas assez d’épure, d’intensité brute qui m’aurait renversé. Il lui arrivait aussi de jouer la montre, dans l’espoir de retenir la nuit le plus possible, introduisant des développements certes joliment contés mais aucunement nécessaires, ou partant dans des digressions sur l’état du monde qui ne m’apportaient rien. Mais par intervalles, un éclat extraordinaire brillait dans le feu de ses yeux, son ton s’animait ou au contraire devant d’une tendresse désarmante, son expression devenait plus simple et sincère encore, et là il touchait au but. Il m’emmenait loin, dans la peau de cette fille éperdue, parcourant à mon tour son chemin de choix, me laissant exsangue au moment de reprendre ma place.
Mais cette errance désespérée, je la vivais à travers le prisme de sa vision. Et cette vision, c’était celle d’un homme dont les blessures intérieures ne l’avaient pas empêché de vouloir gonfler ses poumons à en exploser, profiter de la beauté partout où elle se trouve, vivre à fond qu’importent les conséquences. Et c’était là le cœur de son histoire, car s’il lui était ainsi impossible d’exprimer pleinement la douleur de son héroïne, son approche me rendait compte des joies toutes simples et essentielles qu’il nous est donné d’apprécier, ces instants furtifs qui valent que nous vies, aussi absurdes et dérisoires soient-elles, valent la peine d’être vécues tant qu’il nous est offert la possibilité d’en jouir. Et c’est le sourire aux lèvres qu’il a fini par partir, rassuré de mon état, tandis que disparaissaient les brumes et que brillait le jour nouveau.