Premier jour : le problème est toujours le même quand je m’aventure dans ce pays-là, j’ai énormément de mal à me faire comprendre des autochtones. Leur langue s’avère totalement incompréhensible. J’ai bien acquis quelques notions de base, mais tout vrai échange est impossible. Il m’en faut cependant plus pour me décourager. Du doigt je montre le premier mont au vieux villageois et lui fait comprendre tant bien que mal que j’ai besoin d’un guide pour l’escalader. Après plusieurs minutes d’échanges infructueux, il semble enfin comprendre et appelle un homme, encore relativement jeune. Il possède une chevelure noire parsemée de fils gris et un regard faussement éteint. Les deux hommes échangent quelques mots et me font signe que oui de la tête. Le plus jeune des deux m’accompagnera. Leur sourire s’efface cependant très vite quand je montre le second pic, plus à droite. Plus sombre aussi. D’ici, il paraît entièrement gris et pelé. « Sgùrr ? », interroge l’aîné, visiblement courroucé. Le geste qu’il fait est internationalement connu : il me signifie que je suis fou. Le cadet s’est également rembruni. Il me dévisage, comme s’il voulait me jauger. Après une longue pause, il incline la tête. Il accepte de me conduire également au second mont ! Quelle joie !
Deuxième jour : le guide s’avère taciturne, mais je ne m’en plains pas. Il n’a pas dit un mot de plus depuis que nous sommes partis du village, lourdement chargés. Ce n’est pas ma première aventure en ce pays, mais je reste méfiant. Le paysage y est souvent merveilleux, toujours plaisant, mais les rafales de vent y sont violentes, et puis je ne suis jamais allé aussi haut que sur le second mont. Sgùrr, comme ils disent. La première partie de la randonnée est facile, plaisante. Comme souvent, quelques enfants nous suivent et nous jettent des cailloux en riant. Ils veulent simplement jouer. Ils sont beaux, comme presque tout le monde par ici. Mon accompagnateur sourit. Le tout se corse quand on commence la première ascension, mais j’en ai vu d’autres. J’essaye de faire comprendre à mon guide que j’ai visité entre autres le Ventre du Renard – quelle splendeur ! – ainsi que la Forêt Sans Chemin. Je lui dis que le paysage que j’ai sous les yeux me rappelle ces endroits, le vent qui souffle par saccades et nous projette des petits morceaux de glace au visage également.
Il se contente de sourire une nouvelle fois, guère impressionné par ce que je lui raconte, puis me montre du doigt le versant en face de nous. Une vraie merveille ! La roche y est teintée de reflets cuivrés. Nous nous arrêtons pour admirer la vue. Le vent a fortement diminué et nous caresse doucement. J’ai l’impression qu’il nous chante une mélodie mélancolique et légèrement enfantine à la fois. Le soleil couleur plomb confère à l’ensemble un aspect étrange… J’en ai la chair de poule. Mon compagnon me glisse un regard en coin. Il paraît content. Quand nous reprenons notre ascension, l’air se fait plus vif et une fois arrivés au sommet, nous sommes secoués, mais j’ai l’habitude. Il est tard. Nous établissons notre camp dans un vieux refuge désert à quelques encablures du pic. Nous bivouaquons, puis nous installons pour la nuit, à l’abri sous ce vieux toit. Je sombre rapidement dans un doux sommeil. Quand je me réveille, mon guide est déjà debout et regarde le ciel s’éclaircir peu à peu. Il murmure quelque chose comme "A hajnal kék kapuja". Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
Troisième jour : nous abordons le second jour de randonnée de bonne humeur. Le repos nocturne nous a fait du bien et nous nous amusons à descendre en courant. Je manque plusieurs fois de trébucher ce qui provoque l’hilarité de mon compagnon. Par moments, on dirait un grand enfant. Un grand enfant sage, oui. Soudainement, son visage se ferme. Je suis son regard, le deuxième sommet vient de faire son apparition au détour d’un virage. Il grogne et me dévisage à nouveau. « Es-tu bien sûr de vouloir ça ? », semble-t-il dire. J’acquiesce vigoureusement. Évidemment que je le veux ! Ma volonté ne faiblit d’ailleurs pas d'une once lorsque nous attaquons la montée vers le second pic, "Sgùrr eilde mòr". Le paysage est beaucoup plus aride, toute trace de joie a disparu. Cela fait bien longtemps qu’aucun gamin n’est venu nous déranger.
Soudain, je me sens plaqué au sol. L’attaque a été brusque, sauvage même. Au même instant mon guide crie "Jura !". Je me relève un peu éberlué, mais reprend rapidement mes esprits. Qui m’avait renversé de la sorte ? Était-ce vraiment le vent ? Je hausse les épaules et nous reprenons notre chemin. La montée se fait de plus en plus ardue et j’ai tendance à regarder mes pieds. Au loin, j’entends un grondement. Je lève la tête et gémis involontairement. Le long de la roche grise et nue, une sorte de brume tournoyante descend à toute vitesse vers nous. Mon guide m’agrippe le bras et me fait signe de continuer. J’essaye de garder mon calme, mais manque plusieurs fois de crier. Ce deuxième assaut est encore plus brutal que le premier. Et bien plus long. Le vent est devenu fou. Je lutte comme un beau diable pour rester debout. Le démon ailé nous crache des paroles de haine au visage. Il nous projette toute sorte de débris et nous déverse sa colère, une colère ancestrale, pleine de Magie Noire, comme si nous nous trouvions en plein Nefilim. Lorsqu’il cesse de nous harceler c’est pour repartir de plus belle. Je suis en train de craquer.
Quand il s’arrête définitivement, je suis à bout de force, mais le décor qui s’offre à moi me console des souffrances endurées. Nous sommes arrivés à un endroit que j’aurais du mal à définir, le Sol a des teintes Rouille, l’ensemble fait penser à une sorte de sanctuaire majestueux, austère et mystérieux, creusé dans ce qui doit être une grotte. Au fond de celle-ci, je devine une estrade - un catafalque ? - sur laquelle a été déposé un cercueil de pierre noire et brillante. Je m’en approche, il est à moitié ouvert. Mon guide y repose, souriant, comme d’habitude. Je déchiffre l’inscription gravée sur le couvercle. Kátai Tamás : « King of the Underground Scottish-Hungarian Empire ». Je tourne la tête, il n’y a effectivement plus personne à côté de moi. Avant de m'enfoncer à jamais dans le noir, j’entends une femme chanter. Comme si elle célébrait ma perte.