« Hey, j'ai une super idée : et si on se cassait en Suède pour enregistrer avec Daniel Bergstrand, le mec qui a bossé sur Chaosphere de Meshuggah et City de Strapping Young Lad ?
-Ce serait grave cool ! T'as un label pour financer le studio alors ?
-Non, on y va comme ça, à l'épate. On paye tout nous-mêmes et on trouvera un label une fois l'album enregistré.
-Ah ouais. Okay. T'es couillu toi, non ?
-Oui hein? Je trouve aussi. Bon, faites vos valises, on décolle. »
Fallait le faire, non ? En 2001 AqME n'a à son actif qu'une démo qui s'est bien écoulée (University of Nowhere) et les voilà partis en Scandinavie pour enregistrer leur premier album avec un producteur que non seulement ils ne connaissent ni d'Eve ni d'Adam, mais qui en plus s'est spécialisé dans un genre qui n'est pas du tout le leur. Et la sauce a pris : si le son de Sombres Efforts n'est pas comparable à celui, éléphantesque, de leur petit dernier Hérésie, on y retrouve déjà ce grain ample sale et noisy qui caractérisera leur son. Et comme cet album porte très bien son nom ça colle particulièrement bien... car Sombres Efforts est un disque dégageant une impression de fin du monde palpable, façonnée d'atmosphères à couper à couteau. A cette époque AqME est pourtant clairement rattachable au néo et l'influence de Korn est plus qu'évidente : il suffit d'écouter les riffs syncopés et dissonants ouvrant "Saintes", "Superstar" ou "Instable" pour y retrouver instantanément Life Is Peachy voire Issues. Mais la présence de ces riffs n'empêche pas AqME de développer une identité propre qui ira en s'affirmant de plus en plus, grâce à la largeur de leur spectre.
Car cet album est tout sauf constitué de tubes (ils arriveront avec le temps), et le côté jumpy des riffs suscités est tempéré par le feeling dépressif omniprésent qui empêche le tout d'être réellement catchy. "Une autre ligne" illustre bien cette approche : les couplets martèlent plus l'auditeur qu'ils ne lui donnent envie de sauter partout, et les breaks mélodiques sont tellement emprunts de mélancolie qu'ils sont bien plus glaçants que contemplatifs. La mélodie sur Sombres Efforts ne s'exprime d'ailleurs que par ce biais ou presque : quand la pop pointe le bout de son nez sur "Si n'existe pas" (morceau le plus accrocheur de l'album), le chant et les paroles de Thomas replongent le tout dans le spleen. Idem pour "Le rouge et le noir" où les trois lignes mélodiques de la guitare de Ben, la basse de Charlotte et le chant de Koma rendent les couplets profondément introspectifs et les paroles enfoncent une fois encore le clou sur le couplet (« Où sont la beauté, la joie? Je ne vois que souffrance et peine, même ceux qui croient encore prient pour leur salut... ») alors que le refrain n'est que rage Kornienne.
Si Ben a réellement un talent pour trouver l'arpège qui donne envie de se trancher les veines ("Tout à un détail près"), Koma affirme dès ce premier album son talent pour composer des lignes vocales mémorables. Il met clairement l'accent sur son chant, et compense une tessiture pas très étendue par ces mélodies de chant atypiques et immédiatement reconnaissables : vu le côté non harmonique des riffs la facilité aurait été de beugler tout le temps par-dessus et la prise de risque est par conqéquent respectable. "In Memoriam" (titre écrasant, presque doom, comme "Fin") est un très bon exemple de sa capacité à jongler entre mélodie évidente et digression dissonante. Son timbre est moins typé que ce qui suivra mais il affirme déjà l'identité du groupe, et la manière dont il susurre sur le pop-rock "Délicate & Saine" qui clôt l'album est fort jolie. Ses paroles sont d'ailleurs souvent abstraites et ce parti-pris les rend moins naïves et simplistes qu'à l'accoutumée, donc moins gênantes. Il reste donc un premier album sombre, énergique, bien chanté, varié, et absolument pas calibré ou formaté pour plaire à un public ado (reproche qui sera systématiquement fait à AqME par la suite). Que demande le peuple ?
Sombres Efforts tape dur et bien. Noir au possible, il est juste assez mélodique pour rester accessible et juste assez ambitieux pour ne pas être rangé hâtivement dans la case des albums à djeunz. On peut reprocher à l'album l'absence de titres se détachant réellement du lot, mais sorti de ça ce premier essai est plus que convaincant. C'était couillu, c'est réussi.