-Ah, te voilà le CDD ! Assieds-toi. Apparemment tu as passé commande d'un machin que je retrouve sur mon bureau avec un Post-it® de la compta: « groupe suédois de hard rock rétro ». Tu peux m'expliquer ça ?
-C'est un peu court, patron.
-Patron ? Je veux dire, pardon ? « C'est un peu court »... je ne te le fais pas dire ! Et montre-moi davantage de respect, s'il-te-plaît.
-De fait, il existe plusieurs sortes de metal vintage et un nombre conséquent de collectifs affiliés, donc je me permettais de vous demander des précisions supplémentaires...
-Qu'est-ce que j'en sais, moi ? La formation s'appelle Wheel in the Sky, et l'album Heading for the Night - c'est un premier essai, on dirait. Je sens que ça ne va pas ressembler au rap autotuné et à la variété de prime-time qui m'auraient rapporté un max' de thunes si on ne m'avait pas placardisé chez les velus qui braillent.
-Ben là, il crie pas trop fort, le gars derrière le micro, on dirait un croisement entre Ian Atsbury et
Mick Jagger.
-Ian qui ?
-Le chanteur de
The Cult. Un avatar de rock gothique plutôt musclé qui a connu de bons moments dans les années quatre-vingt et... Laissez tomber. Le type a tourné avec les restes des
Doors dans les années 2000.
-Attends, tu es en train de me dire que tes mangeurs de harengs, là..
-Wheel in the Sky.
-Ouais, j'ai déjà oublié, de toute façon. Donc, en fait, ces mecs sont des has been, si je comprends bien ? Cela me déplaît.
-Non, non. Enfin si, par certains côtés. Sauf que...
-Je perds patience. Ta mutation pour le département Musette & Fanfares se rapproche.
-Attendez, je... Je peux tout expliquer. Alors déjà, ce ne sont pas des has been parce qu'il n'ont jamais «
été ».
-Magnifique ! Nous guiderons ces jeunes plein d'avenir vers les jacuzzis de la notoriété et les SUV de la gloire.
-Hum, c'est à dire, ça fait vingt-cinq ans que les gonzes sont dans le circuit.
-Et ils ont mis tout ce temps pour sortir un truc ? C'est dingue, même Polnareff n'est pas aussi lent !
-Vous vous méprenez, Manager. Ils ont enregistré d'autres choses avant, sous des noms différents. Par exemple le chanteur, David Berlin, a imité
Iggy Pop chez Mother Superior, un gang de proto stoner, durant les années 1990 avant d'aller éructer avec les punks de Snuffed by the Yakuza.
-Jamais entendu parler.
-
Tu m'étonnes, tu risques pas de les croiser sur un plateau télé en train de foirer un playback des "Lacs du Connemara".
-Qu'est-ce tu marmonnes ?
-Rien, rien. Je disais qu'avant de créer Wheel in the Sky, les autres membres du quatuor ont évolué dans une section de thrash grind dénommé Undergång...
-Attends, là: on a recruté qui, exactement ? Des malades mentaux ?
-... ce qui ne transparaît absolument pas dans le style musical pratiqué sur ce nouveau projet.
-Tu me soulages.
-Vous me confondez avec Samantha, boss.
-Ah ah, aucun risque. Tu as autant de points communs avec Miss Trique que les GAFAM avec le mot «
désintéressement ».
-Je plaisantais - ma performante collègue n'est pas du genre à plier des genoux devant des los... des esthètes de votre acabit.
-Cherche pas à m'embrouiller avec des mots qu'on n'apprend pas dans les écoles de commerce.
-Oui donc, à la manière de leurs compatriotes de
Year of the Goat, les quatre Scandinaves donnent dans un hard rock seventies option cristal et velours. Autrement dit, très mélodieux.
-Bien ça. Tant qu'il y a des refrains que la ménagère peut siffler sous la douche, les enfants hurler en faisant les courses et leur père massacrer sur le chemin de l'école...
-Vous êtes fatigué, vous.
-Sans doute, mais je dormirais mieux si pour une fois tu m'apportais de quoi faire péter le nourrain.
-Aïe.
-Quoi, «
aïe » ? Tu t'es encore dévissé les cervicales à un concert de Rektor ?
-
Vektor, chef. Non je dis «
aïe » parce que les refrains, ce n'est pas vraiment le fort de Wheel in the Sky sur ce premier LP.
-Pourquoi, pourquoi tout ça n'arrive qu'à moi ?
-Citer Sandy Valentino n'y changera rien. Les thèmes sont plaisants, quelques chœurs sobres les soulignent avantageusement, mais aucun n'accroche vraiment l'oreille et ne parvient à transformer les chansons en tubes. Il faut être lucide: le jackpot s'éloigne.
-Je vais me finir à l'intégrale des Gypsy Kings, au moins je suis sûr de ne pas me rater.
-Quelle horrible façon de quitter ce monde. Avant d'en arriver à de telles extrémités, laissez-moi vous faire part des bonnes nouvelles.
-David Guetta a arrêté la musique ?
-Je croyais que vous aimiez tout ce qui rapporte du cash ?
-Les gamins m'ont soûlé pour que je passe sa dernière compil' non stop sur le trajet des vacances. Mille-cinq-cent bornes. Ma survie à cet épisode est une énigme digne du succès de "Despacito".
-Bref – comme l'enregistrement, d'ailleurs, à peine une demi-heure - les tempos sont plutôt vifs, le chanteur a un beau grain de voix à défaut de moduler avec originalité et les morceaux sont portés par une énergie salvatrice, clairement issue du punk inclus dans l'ADN des compatriotes de Spiders, auxquels ils font penser sur le tranchant "Rainbow of Evil". L'ambiance générale évoque les vieux
Wishbone Ash – référence incontournable quand les guitares harmonisées sont de sortie - et aussi aux motifs que tricotaient
Lynyrd Skynyrd dans les années soixante-dix, bien que la plupart des solos soient assez courts, à l'exception de celui qui clôt le roboratif "God on High". Si je vous dis "Time Machine" de Stray, dont le motif a peut-être inspiré celui de "Jezebel", ou encore le
Rush de "Fly by Night" identifiable sur "Thrust the Night", j'imagine que ça ne vous dit rien ?
-Pas le moins du monde.
-Je vous plains et vous envie à la fois : vous avez tant à découvrir...
-À voir. Ils ont vendu combien d'exemplaires, tous les gus dont tu parles ?
-Vous seriez surpris.
Nevermind...
-Ah, ça, je connais. Y'a un rapport ?
-Aucun. Comme je le disais, le dynamisme est punk, mais pas le propos, ou si peu. Les guitares sont assez nerveuses, ceci dit.
-Finalement, le bilan est plutôt positif. Tu me ferais presque envie, là.
-Vous m'honorez. Néanmoins, malgré le savoir-faire qui transpire de chaque piste et une vivacité hissant le recueil hors de la mièvrerie suggérée par une production sans aspérité, l'enthousiasme demeure sur courant alternatif. Aux accalmies systématiques succèdent des séquences trop sages dont le déficit d'audace empêchent les compositions de confirmer le potentiel entrevu lors de leur vigoureux lancement.
-C'est frustrant.
-Oui. Mais par définition, tous les espoirs sont permis.
-OK, sur ce coup tu m'as convaincu: je te garde dans l'équipe... À condition que tu arrives à me démontrer que ce fichu service « Vintage » a un avenir.
-C'est comme si c'était fait: vous avez entendu parler de The Night Flight Orchestra ?