Après le coup de génie qu’était leur premier album, inutile de dire que The Mars Volta était attendu au tournant avec ce nouvel opus. Frances The Mute s’est construit progressivement lors de la tournée de De-Loused In the Comatorium, sur les bases des expérimentations et jams improvisés en live. Le résultat est une vision irréelle de ce qu’aurait donné la copulation de King Crimson avec Tool, accompagné d’un Robert Plant défoncé au peyotl. Tout cela brassé dans une sauce mexicaine pleine de champignons hallucinogènes fortement épicée. Frances The Mute est un flot ininterrompu de morceaux à tiroirs laissant l’auditeur sans repère, inexorablement perdu dans cet ouragan prog et expérimental. Le groupe est à la recherche de nouveaux horizons musicaux, de nouveaux terrains d’expérimentations, ce qui laissera sur le banc de touche certains, et remplira d’allégresse les autres.
Le canevas complexe tissé par le groupe s’appréhende après une nécessaire adaptation. La composition et les arrangements sont remarquablement ficelés (menés de mains de maître par l’intransigeant et obsessionnel Omar), rendant justice à cette alchimie démoniaque des instruments qui se superposent, dialoguent entre eux, explosent. Les paroles toujours aussi incompréhensibles, sont inspirées du surréalisme et ouvertes à une infinité d’interprétations. On retrouve les vieux comparses Flea (à la trompette sur "The Widow"), et John Frusciante (à la guitare sur "L'Via L'Viaquez"), tandis que le groupe accueille en son sein le nouveau bassiste Juan Alderete et Adrián Terrazas-González au saxophone sur "Cassandra Gemini".
"Cygnus... Vismund Cygnus" ouvre les hostilités, et, après une intro faussement mielleuse, explose en une cavalcade folle aux relents d’un At The Drive-In épileptique. La guitare tranche les oreilles, intraitable, dans un registre psyché, la section rythmique galope, l’auditeur est directement transporté dans ce dédale de sons fous, incontrôlés. Le chant de Cedric n’a jamais été aussi puissant et incisif (notamment le refrain avec ce « who do you trust » épique!). Après quatre minutes d’éjaculation sonore, la basse et la batterie viennent calmer le jeu dans un break enchanteur, laissant place à une guitare possédée par je ne sais quel esprit mexicain. Une symphonie tentaculaire qui sera la pierre angulaire de tous leurs concerts, les 12 minutes du morceau se transformant parfois en 1/2 heure de jam.
"The Widow" est l’unique « chanson » de l’album, de par sa structure. Le chant de Cedric est déchirant, d’une tristesse et d’une élégance délicate. Un hit en puissance qui aurait pu finir sur les ondes radios si le reste de leur discographie n’était pas aussi hermétique. "L'Via L'Viaquez" arrive avec ces accents latinos, dû notamment à la présence du pianiste de salsa Larry Harlow, qui nous gratifie d’un solo final très cubain, accompagné de la guitare d’Omar. Du tout bon jusqu’à "Miranda That Ghost Just Isn't Holy Anymore", qui ne démarre qu’après 4 minutes interminables d’expérimentations sans intérêts. Une complainte poignante qui aurait gagné à être amputée de ces inutiles délires placés en début et en fin.
"Cassandra Gemini", un morceau fleuve de 32 minutes, épique et sombre, vient clôturer cet album unique. Une pièce d’orfèvrerie brute de décoffrage développant une multitude grouillante d’atmosphères, d’émotions. Les plans s’enchaînent avec une classe et une aisance déconcertantes, différents refrains/couplets, entrecoupés de break free-jazz, ou d’expérimentations bruitistes forment une hydre à 1000 têtes, comme les 1000 reflets de notre esprit. Le désespoir de la solitude, la peur de la mort, autant de sentiments indescriptibles qui se mêlent à cette valse psychédélique des instruments devenus fous. "Cassandra Gemini" est à l’image des peintures de Turner, on l’écouterait volontiers encore et encore, avec la même inlassable fascination des premiers jours.
Les morceaux s’apprivoisent sur la durée, patiemment, pour finalement offrir pleinement à l’auditeur ce spectre infini de nuances, d’explosions de couleurs. Livrant une musique libre, ambitieuse, sauvage et raffinée, The Mars Volta signe encore un chef d’œuvre, emprunt d’une sensibilité à fleur de peau. Tour à tour violent, fou, mélancolique et déchiré, le groupe nous porte vers les cieux éthérés d’une tristesse cristalline, pour mieux nous plonger au fond des abysses de la folie humaine. Fortement critiqué à sa sortie, Frances The Mute ne vous laissera pas de marbre, c’est une aventure sonore qui se vit pleinement, se parcoure inlassablement à la recherche d’imprévus. Bref, un album exigeant, inspiré et beau. Un grand album, assurément, une œuvre intemporelle, sans aucun doute.