Ah, les fans. Quel bonheur que ces gens. Sans eux point de succès, point de salles remplies à l'autre bout du monde, point de cds qui partent par wagons. Et surtout point de débats sans fin sur Internet concernant l'intégrité de tel groupe, le statut de vendus de tel autre ainsi que le sens profond de telle orientation musicale et de tel changement de line-up. Plus que toute autre personne le fan se considère investi d'une vision supérieure, et il aime à définir l'identité d'un groupe à la place de ses membres. Il sait ce qui « est du Cradle » et ce qui n'en est pas. Et malheur suprême : certains groupes tiennent compte de leurs fans...
… pourtant ils ne devraient pas, jamais. Après tout un groupe ne doit rien à ses fans car le contrat est déjà rempli entre eux : ils lui ont apporté de la notoriété, il leur a apporté du kif, fin de l'histoire. Sauf qu'il faut croire que les Cradle of Filth se sont sentis redevables, peut-être à cause des innombrables produits pompe-thunes qu'ils ont sortis depuis quinze ans. Et comme les fans n'avaient pas tellement apprécié les évolutions de Thornography mais que leur album préféré est toujours resté Cruelty And The Beast, Cradle a suivi le mouvement. Ils ont annoncé officiellement le retour au feeling musical de l'époque, pour le concept l'immonde serial killeuse historique Elizabeth Bathory a laissé sa place à l'immonde serial killer historique Gilles de Rais, et en route pour la gloire... Les nouveautés de l'album précédent sont donc intégralement effacées sur ce Godspeed... : les claviers symphoniques sont redevenus aussi importants que les guitares dans le son, les riffs thrashcore syncopés ont filé se cacher derrière les bon vieux plans de heavy surboosté de la belle époque et Dani a laissé presque totalement tomber son chant semi-clair pour repartir explorer ses mille et un hurlements. Les compos sont très longues et épiques, les interludes instrumentaux nombreux, les narrations omniprésentes... bref, le Cradle version cinémascope est de retour avec une revanche.
Les claviers sont tenus une fois encore par Mark Newby-Robson qui fut brièvement membre officiel lors du départ de Lecter en 1999 et qui dépanne le groupe depuis 2006. Son style est beaucoup plus supportable que celui de Martin Powell mais reste tout de même très limité : sur une base de Danny Elfman chargé au pompeux lyrique, l'homme rajoute des sonorités de B.O.F de film d'horreur lambda. C'était pertinent il y a 10 ans sur Cruelty mais ça relève de la simple redite aujourd'hui... car à défaut du feeling de l'époque les Anglais ont donc utilisé les recettes de l'époque. Les leads de guitare à la Iron Maiden de "Tragic Kingdom" n'effleurent même pas le brio de ceux de "Desire in a Violent Overture", le thème blasté de "Darkness Incarnate" rappelle "Beneath the Howling Stars" en moins bien, etc. C'est artistiquement que le bât blesse car techniquement c'est plutôt impressionnant : Paul Allender assure la totalité des guitares avec un grand talent, Martin Skaroupka booste réellement les compos grâce à sa vélocité et sa précision redoutables (malgré un penchant presque obsessionnel pour les accélérations de toms) et surtout Dani est impérial. Son growl mid-range semble s'améliorer sans cesse, et les jours où ses variations se limitaient à suraigu et ultra-grave sont bien loin. A cette dream team il ne manque en fait qu'une chose : l'âme et l'ambition.
Car Godspeed... est un album faussement ambitieux : le groupe en fait des tonnes en rajoutant toujours plus de couches d'orchestrations, de blast-beats, et de plans à rallonge mais comme il ne fait que surenchérir sur des recettes existantes il n'innove pratiquement jamais. Reprendre des progressions déjà utilisées ne fait pas peur à Cradle comme lors du début de la chanson "Godspeed..." et ses deux accords usés jusqu'à la corde, et comme la longueur des chansons ne se justifie que rarement (copier-coller de plans, quand tu nous tiens) on se retrouve à entendre tourner sans relâche les plans les plus génériques de l'histoire du groupe. Quelques exceptions surnagent néanmoins et constituent les véritables temps forts du disque : le début tonitruant de "Honey & Sulfur" dont les chœurs énormes évoquent Therion, ou le parti-pris popisant des parties chantées par Carolyn Gretton sur "The Death of Love" qui pourraient être du Within Temptation. Les moments lumineux du disque sont donc... des emprunts, seule manière que Cradle a trouvé sur cet album pour ne pas sonner comme n'importe quel autre album de Cradle. Peu glorieux en somme, et carrément déprimant quand on se rappelle du caractère aventureux et frais de Thornography : après nous avoir prouvé qu'ils pouvaient se renouveler, les Filth nous prouvent aujourd'hui qu'ils peuvent régresser. Génial.
Les fans, donc. On ne peut que penser à eux en écoutant cette œuvre artificielle et boursouflée où toute prise de risque a été soigneusement gommée. Nul doute que la plupart se réjouiront de retrouver « leur » Cradle et parleront de retour sur le droit chemin. Ceux qui attendent d'un groupe du talent de Cradle qu'il fasse l'effort de se renouveler sans prendre en compte les attentes des autres en seront pour leur frais, et contempleront cet album avec une indifférence teintée d'énervement. Choisissez votre camp.