(1989) -
pop
sale métallisée - Label :
TVT
Des chanteurs introvertis et torturés, dans la scène rock, il y en a plein. Ils ont tous des styles différents. W. Axl Rose, Jonathan Davis, Nick Cave, Layne Stayley, Robb Flynn, Billy Corgan, Ian Curtis... Des plus connus, mon préféré reste Trent Reznor. Peut être parce qu'il n'a pas été abusé gamin, qu'il n'a pas eu de dreads, ou qu’il n’a pas commencé à perdre ses cheveux à dix ans. Peut-être parce qu’il n’avait rien, en apparence, du mec qui va sombrer. Peut-être parce que, comme pour un bon film, on aime un héros aussi quand on peut s’identifier.
En 1988, Trent Reznor a 23 ans. C’est toujours amusant de replacer une œuvre, quelle qu’elle soit, dans son contexte. Vous vous souvenez de In the Nightside Eclipse d’Emperor, et de l’âge des bonhommes qui l’avaient composé ? A peine mûrs pour une murge. OK, non, qu’on soit bien d’accord : si le groupe mené par Ihsahn a donné au black metal une couleur inédite (quasi mystique, vraiment culte pour le coup), le premier album de Nine Inch Nails, lui, ne révolutionne rien. Sa force n’est pas là. Pretty Hate Machine ne pose pas les fondations en béton armé d’un nouveau courant. Ou si. Enfin, disons que la force de cette première sortie de Trent Reznor est d’être un ovni dans le paysage musical d’une Amérique qui connaît les dernières heures du thrash metal et qui ne sait pas que le grunge va grignoter toutes les parts de marché.
PHM est un ovni. Comment le définir ? Si vous avez entendu parler de NIN, c’est (très) probablement par le biais de The Downward Spiral, un des cinq meilleurs albums pour inventer une nouvelle manière de passer de vie à trépas. Et si c’est le cas, on vous a parlé de « metal industriel », vous savez, ce courant crée par des groupes comme Ministry, KMFDM ou Godflesh (et dont certaines caractéristiques ont été reprises plus tard par Strapping Young Lad ou Fear Factory). Alors, qu’on soit bien clair : Pretty Hate Machine est au métal industriel ce que Machina des Smashing Pumpkins est au grunge. Ok ? Je la refais, PHM est au metal industriel ce que Téléphone est au hard rock. OK ? Une preuve ? Une seule ? "Down In It" ? C’est plus proche de "I’m Afraid Of Americans" de Bowie ou de "N.W.O." de Ministry ? Ou de "Wake" de Godflesh ? (la bonne réponse est « Bowie ») Hey ouais, NIN, en 88, c’est de la pop.
Mais, il y a un mais (« Always a catch », souvenez-vous de Constantine) : "Down In It", avec son chant trafiqué, son flow rapé caricatural / typique (barrez la mention inutile, ou gardez les deux) des années 80, ses beats dance, est parfaitement pop. Pour autant, la voix, susurrée avec dédain, désenchantée, son refrain répété « I was up above it ! », crié, hurlé, encore et encore, les espèces de chœurs de hooligans enragés, la guitare, abrasive bien que réduite au seul rang de production bruitiste, les bidouillages, la fin du morceau qui s’écrase dans un clash de hurlement et de « Na na na » désabusés… Ha, vous en voulez de la pop sale ? Autre exemple : "That’s What I Get", synthétique sur chant clair, est, mélodiquement, trop sombre pour passer partout, mais définitivement en dehors d’un quelconque répertoire rock. Vous voyez Joy Division ? Numérisez le tout, avec un vocaliste un (grand) chouilla plus démonstratif et vous pouvez commencer à vous faire une idée…
La basse slappée de "The Only Time", le chant souvent « sensuel », les (encore) bidouillages électro sur fond de saturation dans "Ringfinger", erf… Et "Something I Can Never Have", longue plage intimiste, portée par un clavier détaché, juste quelques notes pour appuyer la mélancolie, « Grey would be the color if I have a heart » chante un Reznor sur le fil… D’où l’idée d’ovni musical. En plus nous n’avons pas du tout parlé de la charpente de ce Pretty Hate Machine. Les trois morceaux qui feront partie de la plupart des setlists live du groupe et pour cause. A commencer par "Sin", titre parfait pour se désarticuler le corps sous acide, une ligne vocale intelligente, une tension pour le coup tout à fait « indus » sur le refrain, le placement des quelques accords de gratte saturée. Et une expression de la colère à cent bornes de "Down In It" par exemple. Ensuite, "Terrible Lie", un des morceaux les plus emblématiques de NIN, avec son ambiance pesante, ses lourdes nappes de synthé, son refrain hurlé, ses machines…
Et puis bon. "Head Like A Hole". Trente secondes suffisent pour prendre conscience qu’on est ici en présence DU hit, du futur hymne. Si la version studio manque légèrement de pêche, surtout sur la fin un peu « longuette », il est impossible de ne pas se laisser emporter par le flot de colère sur le refrain, le rouleau compresseur des percus et des guitares acérées, la basse rondelette sur les couplets, la lourdeur de la rythmique… C’est le premier morceau, peut-être celui qui se détache le plus du lot et c’est surtout une future tuerie live. Un album qui brasse large… Ajoutez à tout ça des paroles de jeune adulte introverti et torturé qui se tient sur l’amorce de la pente descendante et vous obtenez un cocktail étrange, dansant, brutal, violent, sensuel, sale, désespéré et lumineux. Le label TVT Records, contre qui Reznor va ensuite diriger sa colère, ne s’est pas trompé : Nine Inch Nails va vendre des palettes de PHM, supporté par les singles "Down In It", "Sin" et… "Head Like A Hole". Normal.
Le mouvement est lancé, l’entité, incarnée par le seul chanteur multi-instrumentaliste, va s’étoffer pour les concerts à venir. Les morceaux vont prendre une nouvelle dimension sur scène, tout comme Reznor qui va se lancer dans une opération méticuleuse de destruction personnelle, entre substances illicites, casse de matériel, baston avec les zicos, haine de soi et des autres. Tout un programme.