De mi-avril au 31 octobre 1994, 43 dates. Le « Self Destruct Tour » assuré par NIN pour la promotion de The Downward Spiral les emmène un peu partout autour du globe (avec, entre autre, ce concert de taré donné au Woodstock ’94 où le groupe jouera couvert de boue pour une prestation monstrueusement disjonctée). Comme il reste en ébullition niveau créativité, Reznor bosse sur des à-côtés, avec Manson pour le sulfureux Portrait of an American Family ou sur la BO du film Tueurs Nés d’Oliver Stone qui narre les exploits de Mickey et Mallory, couple sympa voulant entrer dans la légende en laissant derrière lui une ribambelle de cadavres.
Tout va donc pour le mieux dans le petit monde de Trent Reznor. Il joue, hurle, produit, compose pour d’autres, joue, perd la tête, savate des gens, picole, se défonce, joue, hurle, se perd dans le rôle de star du rock, entre sur le devant de la scène version paillettes et besoin d’introspection. Bref, le bonhomme continue son cycle et le boucle avec la fin de la tournée pour The Downward Spiral, qui annonce fatalement une prochaine entrée en studio afin de donner une suite à la carrière du groupe. Après avoir bossé sur des projets annexes, après avoir pris le frais en isolement complet sur la côte californienne, entre perte de proches et névroses intimes, il se lance donc « pour de vrai » dans ce qui va devenir The Fragile, titre évocateur faisant écho à la personnalité du leader de NIN. Et si, sur les trois premières sorties du groupe, Reznor n’avait eu recours qu’à des musiciens interprètes parce qu’il restait maître de sa vision, il est, fin 94, lessivé et, face à sa musique, comme un chien enragé courant après une bagnole : infoutu de savoir à quoi elle pourrait lui servir.
C’est pour cela qu’il fait appel à trois hommes déjà croisés dans l’aventure The Downward Spiral : Danny Lohner (Puscifer, A Perfect Circle, 30 Seconds To Mars, Wes Borland’Black Light Burns...), Charlie Clouser (Marilyn Manson, Rob Zombie, White Zombie, plus des BO de Matrix, d’Underworld, Saw, Collateral etc.) et Alan Moulder (A Perfect Circle, The Smashing Pumpkins, Them Crooked Vultures, Puscifer, How to Destroy Angels, Foo Fighters...). Et mieux : écrasé par la pression qu’il avait déjà rencontré sur le précédant album, entre la peur de mal composer et le besoin d’extérioriser, entre la peur de nourrir la bête NIN et le désir de rester lui-même, il les incite à créer, en autonome, à enregistrer tout et rien, pour enrichir une base de sons où il pourrait ensuite piocher afin de construire le nouveau patchwork musical. De ce brainstorming à plusieurs mains naissent plus d’une centaine de morceaux instrumentaux qui vont devenir le double album composé d’un [LEFT] et d’un [RIGHT], pour 23 titres et un peu moins d’une heure et demie de musique.
Un double album donc. On est souvent amenés à comparer les deux faces d’une même pièce, que ce soit pour le Use Your Illusion des Guns, le Mezmerize-Hypnotize de System of a Down, le Physical Graffiti de Led Zep’ ou le Mellon Collie des Smashing Pumpkins. The Fragile ne prend pas le parti de « A : morceaux classiques / B : morceaux instrumentaux » et donc la comparaison est inévitable. Au risque d’avoir une chronique longue comme un jour sans pain, je m’en vais vous présenter les deux visages de cet album.
[LEFT]
Alors que nous quittions NIN sur "Hurt", ballade névrotique aussi mélancolique que pathétique, le premier morceau de The Fragile attaque par un riff répété soutenu par des percus grosses comme un Metallica époque Black Album et une basse dance à la "Sin". La progression est classique, montée des instruments, chant clair, plus de percus, plus de guitare, puis plus de chant, puis des hurlements, puis un leitmotiv verbal pour épouser celui des instruments « Too fucked up to care anymore ! » avec un son plus épais et imposant que tout ce que le groupe avait pu produire. Epais comme de la mélasse, suffocant de basse, de percussions, la montée finale est comme une camisole et quand "Somewhat Damaged" laisse place à "The Day The World Went Away" et son riff primaire, lent, distordu et ses nappes de clavier, on se retrouve en 1994, quand "Mr. Self Destruct" enchaînait sa furie sur la platitude de "Piggy". Le côté aérien et les « Na-na-naaa » et les « Houhouuu » finaux, enfantins et fantomatiques, se retrouvent en complète opposition avec l’oppression du premier morceau.
Et ce n’est pas ni l’interlude "The Frail" ni "The Wretched", qui attaque avec ses beats dance lents et saturés, ses quelques notes de piano jetées sur une toile opaque, qui vont donner plus de sens à tout ça. Obscur et angoissant pour accoucher sur un refrain à peine colérique qui ne fait écho à rien de ce que NIN avait pu proposer, "The Wretched" est un titre pop grinçant n’explosant qu’à la fin avant d’aller en fade-out sur des cordes étouffées, pour ensuite attaquer "We’re In This Together". Ultra efficace du début à la fin, violent, hurlé, rock, sombre et lumineux tout à la fois, Reznor s’adresse peut-être à son autre-lui, celui qu’il veut sauver de lui-même. Hargneux, saturé, avec un rythme et une gestion du découpage des phrases impeccables, ce titre est à la fois un phare dans l’album et la preuve que NIN est aussi à l’aise sur le format brutal que sur le format FM grand public, plus compliqué à appréhender lorsque l’on souhaite rester dans les clous. "The Fragile", dans la même veine, lent, plein des bidouillages habituelles, plein de claviers, mélange allègrement refrain mélodico-hurlé, guitares saturées, chœurs chaleureux et bienséance commerciale.
"Just Like You Imagined" est une instru classieuse, BO de film de SF, des claviers, des voyelles ouvertes doublées, triplées, des riffs de grattes simples et efficaces, et si "Even Deeper" se gaufre assez lamentablement entre rythme presque trip-hop, cordes arabisantes et arabisées, "Pilgrimage", nouvelle plage instrumentale, est l’interprétation musicale d’un péplum futuriste et martial, aussi entêtante qu'entrainante. "No You Don’t" est un filler tout ce qu’il y a de plus classique, des percus jungle et de la guitare pas inspirée pour un sou. Tant pis, et franchement tant pis : "La Mer", lui, est ambitieux, fourmillant d’idées, des plans encore une fois tirés de la scène trip-hop/lounge et une ligne de basse slappée qu’on retrouvera sur le [RIGHT] pour "Into The Void", comme un clin d’œil liant les deux faces de la pièce. Quand à "The Great Below", que dire d’autre que ça : Reznor ne pourra jamais composer un morceau plus poignant, triste et mélancolique. La puissance poétique, du texte, de la musique, l’évolution du titre, entre ambiance orientale et abysse océanique, entre puits sans fond et lumière au bout du tunnel, entre abandon et espoir…
[RIGHT]
La fin de [LEFT] colle, vraiment, à la peau comme à l’âme. Elle n’est ni sulfureuse, ni métallique, ni vraiment glauque. Et pourtant elle emporte tout sur son passage, comme une gigantesque lame de fond d’émotions. "The Way Out Is Through" ouvre le bal de ce second acte, piste intimiste et étouffée, à peine quelques éclats de voix, des murmures sur touches de piano après une explosion contenue. NIN n’est pas frontal, ne dévoile ses cartes que piste après piste, moins tranché que par le passé. "Into The Void" : début puissant et dansant, entraînant et dynamique, puis pose de chœurs paresseux pour un final lancinant où Reznor répète inlassablement « Tried to save myself but myself keeps slipping away », évoluant dans son registre lyrique habituel, entre déballage d’homme introverti et scène dance bruitiste. "Where Is Everybody" est lourdingue, à l’image de "No You Don’t". Pâteuse, lente et longue : il ne se passe strictement rien durant ces presque six minutes.
Au mieux elle permet d’enchainer sur un nouvel instrumental qui, pour le coup, est blindé de bonnes idées. Des cordes, tour à tour sèches et métalliques, mouillées et enveloppantes. La montée est puissance est inexorable, magistrale, puis l’intensité baisse pour se transformer sur l’anecdotique "Please". Bien placée, le brûlot "StarFuckers Inc." relance une machine qui commençait à légèrement tourner en rond. Des beats déjantés, une basse omniprésente, un chant brouillé, un refrain dément dont la violence pourrait faire écho à celui de "Head Like A Hole" ou de "Gave Up". Reznor règle ses comptes, le clip allumera Corgan des Pumpkins, Courtney Love, Manson, les parasites qui participent à sa chute. Pour le coup tant mieux, le morceau est tellement bien branlé, avec sa partie centrale presque aérienne, vaporeuse… La reprise n’en est que plus explosive, des chœurs, des déchirements de cordes vocales pour la pépite de violence de ce The Fragile. Le contraste avec "Complication", un (nouvel !) instrumental façon jungle est salement marqué. La pression retombe, et "I’m Looking Forward To Joining You, Finally"…
…Hum… On ne peut pas dire qu’elle est à mourir d’ennui, mais le rythme, lent, le chant presque sussuré, ne la sauve pas et loin de là. Et comme "The Big Come Down" est avant tout un trip bruitiste sacadé… Hum. Vous voyez hein ? HUM quoi. "Underneath It All" trace la route du chien fou qui commence à courir après sa queue. Les idées sont là, le contraste entre les percus et les voix est intéressant mais semble avoir été posé là plus par hasard qu’autre chose. Quand à "Ripe", longue plage intimiste, n’est qu’un déjà-vu de ce que Reznor a proposé plus tôt sur le même album. Des cordes dépouillées, des claviers éthérés... Si les précédents titres de ce [RIGHT] avaient tous été dans la même veine que "StarFuckers Inc.", cela aurait pu être une conclusion parfaite, une folie douce et descendante, un accompagnement à relancer la face A une nouvelle fois, ou à tout couper, éteindre la musique, la lumière et rester dans l’obscurité. Mais ce n’est pas le cas, les 10 plages précédentes n’ont pas su instaurer un sentiment d’urgence ou de perte comme ça avait été le cas sur The Downward Spiral, où nous nous retrouvions presque soulagé par la douceur de "Hurt".
[Parce qu’il faut, parfois, conclure]
Forcément. Partir d’une centaine d’instrumentaux courts pour aboutir à moins de 25 « vrais » morceaux, le pari était risqué. Ajoutez à ça que le bonhomme est usé de partout, au bord de la rupture, apeuré par sa vie et le monde dans lequelle il évolue, apeuré aussi par la non-maîtrise de ses phases de création compulsive, et vous arrivez à ce The Fragile. Double album ambitieux, plein d’atouts, à commencer par cette prod' incroyable qui ferait presque passer The Downward Spiral pour une démo. Reznor est un artisan du son, un couturier, un assembleur, et on ne peut nier que le pari de pondre une dizaine de morceaux d’excellente facture est gagné haut la main. Pourtant, si pour une (grande) majorité de groupe, réussir à composer ne serait-ce que 5 bombes dans la période d’écriture d’un disque est un défi en soit, il est amer de reconnaître que The Fragile aurait pu défoncer ses objectifs. Non pas en ne faisant qu’un simple, parce que la cohérence du tout aurait été impactée au profit de la dynamique, mais en sucrant quelques passages longuets. Face B au sol par KO, "Into The Void" et "StarFuckers Inc." ne suffisant pas à revenir à égalité. Pour autant, [RIGHT] n’est pas un agglomérat de chutes de studio et mérite vraiment d’être écouté, presque comme un album dans l’album.
Plus proche de Pretty Hate Machine, et donc moins torturé, que de Broken ou de The Downward Spiral, The Fragile est épais comme une guimave zébrée de mazout. Quelques morceaux de remplissage, une diversité provenant probablement d’un bonhomme fatigué n’arrivant pas à trancher. Mais là honnêtement, je chipote : s’il n’atteint pas la classe de son frère-à-la-spirale, il est en cette année 1999 un des albums les mieux foutus qui soit. Mature, synthétique et pourtant vivant, tour à tour brûlant et glacé, lumineux et abyssal. Il sonne aussi le début de la fin de la période Reznor-Mr. Self Destruct. Enfin… Reznor, il lui faudra quand même 5 ans avant de rallumer la lumière…