Trent Reznor est comme ça depuis des années : fissuré, fort et fragile, homme de scène et misanthrope, lumineux et obscur. Une dualité qui l'habite depuis des plombes, qu'il a chérie et nourrie comme un fumeur entretient son cancer jour après jour. Pourtant, à la fin du Fragility Tour, il décide d'affronter ce qu'il peut : ses addictions. Et si on ne peut pas changer ce qu'on est, on peut au moins jouer sur l'environnement. Il nous revient donc en 2005 chimiquement apaisé. La question est la suivante : sans les névroses, qu'est ce qu'il peut avoir à raconter, le père Reznor ?
Parce que c'est toute la problématique de ce With Teeth : la volonté d'un musicien compulsif de créer et de purger sans pour autant se faire broyer par la machine. Pour la première fois de sa vie d’artiste, le mec veut enfin appliquer ce qu’il écrivait, et croyait vrai, dès 1989 : « Trent Reznor Is Nine Inch Nails ». Ce qui a été, il est vrai, assez faux tant il s’est fait avaler par son entité, tel un Victor Frankenstein moderne. Donc le voilà, l’album de la maturité, pas dans le sens musical commun, il n’est point question ici d’affirmer le style d’un groupe, ses capacités à composer, à écrire, à développer des ambiances, tout cela a déjà été fait chez NIN, non, il est question ici pour un homme de se libérer de ses chaînes et de s’assumer en tant que tel. Et dans l’assomption, Reznor va aller loin, jusqu’au pop rock. Mieux, il va décider d’abandonner l’aspect indus de sa musique. Bon sang, NIN ne serait plus indus ? Plus du tout ?
Erf, c’est partiellement vrai. Juste comme ça, prenons le premier morceau. Tout commence avec "All The Love In The World", dont les premières secondes sont à la fois étranges, intimistes, risquées, pas loin du ratage avec un chant approximatif, réellement sur la brèche, des percus lancées comme à l'aveuglette, une ligne de basse simple et dépouillée et une boucle au piano ultra simple. Il faut attendre la moitié du titre pour avoir le droit à un larsen de guitare et on ne sait pas trop où Reznor veut nous amener. Et cette leitmotiv, « Why do you get all the love in the world? », encore et encore. Mais on sent que ça monte vers la troisième minute, et le génie apparaît enfin sur ce qui est un des passages les plus réussis de NIN, des beats dance, une grosse caisse fracassante, un jeu de voix doublé, triplé, quadruplé, et une explosion gospelo-rock hallucinante de puissance. C'est simple, si le début du morceau avait été un poil mieux mené, c'était sans conteste l'un des 10 meilleurs morceaux sorti de la tronche névrosée de Reznor.
Gospelo-rock. Bien. C’est le seul titre à avoir cette couleur hein. Mais si on devait faire des tranches de With Teeth, on se retrouverait avec de quoi préparer trois sandwichs différents. D’un côté, les titres pop-rock, lumineux pour la plupart, avec un groove à faire se lever une grand-mère ravagée par l’ostéoporose : "The Hand That Feeds", incroyablement fluide, douce, efficace, qui donnera fatalement envie de hurler le « Will you bite the hand that feeds you? Will you stand down your knees? », "Every Day Is Excatly The Same", power ballade, ultra simple dans sa construction, avec une sonorité proche de "The Fragile" sur l’album éponyme, mais en plus léger, en plus dépouillé, "Only", en ligne directe de Pretty Hate Machine, délivrant une espèce de pêche démente, tournant autour d’un texte superbement ciselé et chanté avec brio et une batterie prédominante, concise et astucieuse, "Sunspots", en basse-batterie pour planter le décors, prenant un tournant un peu déjanté avec une guitare stridente accompagnée d’un chant susurré puis explosant, à peine, génial.
Seconde tranche, les titres moins mélodiques, franchement plus décousus, et rock-abrasif-violent version NIN (pour le standard With Teeth, on est tout de même loin de ce qui avait été fait sur Broken) : "You Know What You Are", avec un refrain haineux gros comme ça, une batterie survoltée, des grattes en saturation dégueulasse, une basse bien épaisse, "The Collector", lourde et indigeste, même pas rattrapée par un refrain pourtant mélodique, "Love Is Not Enough", étrange, dominée par un riff, basse et batterie, pauvre comme tout, "With Teeth", le "Closer" de l’album, un chant sexué, une basse rampante, des accords distordus, "Getting Smaller", cognant un peu partout, laissant la possibilité à Reznor de donner de la voix. La dernière catégorie ? Les pistes se rapprochant un peu plus de The Fragile, avec comme pont l’excellent "The Line Begins To Blur", sa basse énorme, son chant hurlé sur le couplet, et presque susurré sur les refrains, ses notes de pianos, discrètes et fantomatiques.
"Beside You In Time" est dans cette veine, bruitiste (à peine), entêtante, un chant léger, mélancolique, un motif répété ad vitam, à placer entre "All That Could Have Been" et "The Day The World Went Away". Tout comme Ce "Right Where It Belongs", supporté ici aussi par ces notes de piano et ce chant, une belle piste ambiante, intimiste, qui sera la respiration des fins de concerts sur la tournée à venir, et son final enfantin… "Home" est la parenthèse fermant cet album multi facettes, chant incertain, grosses percus et ambiance descendante… Que dire donc de ce With Teeth ? Qu’il est riche ? Certes. Qu’il a le cul entre plusieurs chaises ? C’est vrai également, à jouer sur les couleurs, Reznor se retrouve avec un dégradé de bleu qui peut déconcerter lors d’une écoute entière. Qu’il est « à part » dans la discographie de NIN ? Bien sûr : le leader du groupe, au delà d’avoir fait jouer Mr. Dave Grohl sur la moitié des titres (1, 2, 3, 6, 9, 10 et 11), a choisis de laisser les machines de côté. Ici point de collages, de superpositions de plans, de bruitages dingues, point d’ambiance faisandée, brûlante et asphyxiante, point d’éléments subversifs.
Pour la simple raison que Trent Reznor EST vraiment Nine Inch Nails à ce moment là. Et qu’au moment de composer ce With Teeth, il est en convalescence, il veut jouer simple, veut écrire simple, veut s’éloigner du goudron et de la crasse. Au final il nous livre l’album le plus brut de sa carrière, diversifié, intelligent, bien mené, avec un chant franchement limite par moment mais honnête. Tout n’y est pas bon mais pour autant, faire l’impasse dessus reviendrait à refuser d’accepter la cohérence de son œuvre : après les coups, le réconfort, après la fièvre, le dorlotage, après la fragilité, la reconstruction. Un bien bel essai, lumineux et léger. Et rien que ça, c’est une prouesse.