On avait quitté Reznor sur une victoire : sa volonté de modeler son propre son avait payé et dans le milieu gothico-alternatif, Nine Inch Nails commençait à faire son trou. Une tournée Lollapalooza, avec entre autre, Jane’s Addiction et Body Count, du live avec un obscur groupe de punk / rock désaxé, Marilyn Manson & The Spooky Kids, de la dope et des excès, une colère monstre contre son label qui le pousse à dissimuler ses divers travaux musicaux, et revoilà l’homme aux clous de neuf pouces. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas content.
Pourtant, avec quelques années de recul, le faisceau d’indices était déjà épais. Entre la lourdeur d’un "Terrible Lie", la colère d’un "Head Like A Hole" et la noirceur d’un "Sin" (et son clip hein, censuré qu’il a été en 90, à base de trip sado, cuir, sang et sueur), tout laissait présager la rupture de ton. L’expérience live a bien sûr contribué à ça, la légende raconte que les prestations des différentes moutures de NIN entre 89 et 92 ont été assez spectaculaires, aussi dingues et crades qu’un Freak Show. Plus que l’image, c’est la texture du son qui a évolué sur scène. L’ensemble des morceaux de Pretty Hate Machine a gagné en agressivité, les guitares se sont faites plus mordantes, plus présentes, la boite à rythme remplacée par un vrai batteur. Reznor, galvanisé et furax que son label ne marche pas droit (comprendre : ne fasse pas ce que lui veut, à tort ou à raison), obligé de travailler en secret à la Nouvelle Orléans, avec son producteur Flood, de peur de se faire confisquer les morceaux, commence à souffler comme une loco en surchauffe.
Mais la chance lui sourit finalement, via le rachat d’une partie de son contrat qui le lie à TVT par la Warner. Mieux, on lui propose de créer son label, pour héberger ses créations, ses participations et ses coups de cœur. Pour autant le bonhomme ne se calme pas et les morceaux de ce Broken reflètent l’état d’esprit de Reznor. Au panier la pop soignée et sale de Pretty Hate Machine. Et ce dès "Pinion", courte introduction au monde sombre et violent du NIN cuvée 92. Un sample de guitare saturé, des bruitages flippant qui amènent à "Wish", sa batterie frénétique et ses nappes soufflées. « This is the first day of my last days » attaque Reznor avant qu’une gratte saturée dégueule ses grésillements. Plus barrée et agressive qu’un "Head Like A Hole", cette incartade punk-indus givrée envoie chier "Sin" et sa basse tendue ou "Down In It" et ses beats dance à la Bowie. Ca continue avec "Last" : le début est d’une lourdeur rare ; le chant ? Un cri suintant de colère, le format est à des lieux du premier album : ici point de collages, d’assemblages de samples. La rupture est nette.
Il n’y a qu’à voir l’importance qu’ont les six-cordes : en avant, si elles ne couvrent pas la basse, elles prennent pour autant tout le spectre, complètement saturées. Les percus pilonnent mais la force du mixage est de réussir à conserver la richesse du son de Reznor. Ainsi, même sur un morceau comme "Happiness In Slavery", véritable majeur levé contre son label, les plans de batterie sur le refrain sont définitivement dance. Le clavier est discernable et la voix alterne les hurlements et le chant sensuel. De la même manière, le milieu du morceau reste à cent bornes du metal abrasif proposé sur "Last" : boite à rythme tout en saturation, une voix transformée qui murmure « Just some flesh caught in this big broken machine » avant la reprise. NIN brouille les cartes et ce n’est pas le déferlement de violence de "Gave Up", rouleau compresseur de rythmiques folles, qui va arranger les choses. Ce morceau, LE tube de l’EP, devenu un moment fort des concerts de l’entité depuis, est une pure agression sonore, une image de violence débridée, complètement barge, où l’on s’imaginerait pulvériser le visage de quelqu’un à coups de marteau en se marrant. Pardon.
"Physical" (reprise des Britanniques de Adam and the Ants) est un appel au sexe cru. Tout, le rythme pachydermique, le chant, langoureux, les dissonances, tout évoque un coït passionné et brûlant. Maitrisé de bout en bout, ce titre est la piste 98 de ce Broken déjanté. La 99 et dernière est "Suck" (hein, c’est pas moi qui pense qu’au cul), morceau coécrit avec Pigface, est peut-être ce qui se rapproche le plus de Pretty Hate Machine, avec ses beats froids et synthétiques et les attaques de basse sèches et claires (et ce n’est pas trop étrange dans la mesure où le morceau a été composé à la même époque), malgré un refrain heavy et agressif, à la couleur du reste. Il faut également parler de l’image : décidé à ne pas vendre son produit, Reznor s’est entouré de personnes au moins aussi saines que lui pour pondre les clips parmi les plus trash qui soit. Bien sûr, la provocation, comme d’habitude, servira la cause inverse. Entre la présence d’un Manson dans le clip de "Gave Up", la conduite de chiottes qui débouche dans la gueule d’un mec prisonnier d’une camisole de cuir, ou le groupe enfermé dans une cage face à un public ultra violent pour "Wish", Broken fait mal aussi visuellement.
Si le chemin pris par Reznor sur ce Broken mènera au truc humide et rouillé qu’est The Downward Spiral, l’interlude "Help Me I’M In Hell" (hum) est par contre annonciateur du son obtenu sur Fragile. La force de l’EP est là : en huit titres, réussir à faire le lien entre le premier et second album de NIN, et ouvrir une fenêtre sur ce que deviendra le groupe. Reste qu’on a affaire à un sans faute : 32 minutes d’un metal indus sale, barré, violent et résolument caractériel. Un must have.