Désormais, bien malin est celui qui peut établir, à l’écoute, un quelconque rapprochement entre la musique de Blind Guardian et celle de son principal mentor Helloween. Les deux précédents albums ont posé les fondements d’un style unique et inimitable ; Imaginations From the Other Side vient en 1995 concrétiser et verrouiller tout cela, pour placer définitivement le groupe hors de toute concurrence, et ce tant à un niveau purement stylistique que qualitatif. Blind Guardian fait du Blind Guardian, et il n’y a guère qu’eux pour en faire aussi bien.
En l’espace de trois ans s’est creusé un gap essentiel. La musique du groupe s’est considérablement enrichie, et une production – enfin ! – digne de ce nom, signée Piet Sielck et Flemming Rasmussen (Monsieur Metallica, entre autres) n’y est sans doute pas étrangère. Voilà un disque beaucoup plus coloré, riche et varié que ses grands frères, laissant éclater au grand jour le talent de compositeur de ses créateurs. Toujours affilié au speed-metal, Blind Guardian propose effectivement une musique rapide et mélodique, mais sans l’aspect rigide et prévisible que l’on peut parfois lui reprocher. Thomen Stauch se fait roi du changement de rythme, et construit sous l’apparente propension à fracasser la double-pédale, un jeu empreint de subtilités et de créativité : ainsi "Another Holy War", "Imaginations From the Other Side", ou "And the Story Ends" se démarquent nettement du lot.
André Olbrich fait sonner sa guitare lead de façon inimitable, et agrémente la structure de base des morceaux de véritables mélodies, à part entière, en complémentarité du chant. Le lead qui tue sur le refrain devient sa spécialité, comme sur l’épique morceau-titre. Des soli, il y en a aussi, et comment : "I’m Alive" ou "The Script for my Requiem", par exemple, rappellent sa capacité à composer de splendides envolées mélodiques, comme c’était déjà le cas sur Somewhere Far Beyond. Pas de place à l’improvisation, pas vraiment de prouesses techniques, mais un son et une utilisation très personnels de l’instrument font du soliste un atout majeur pour le combo. Son compère Marcus Siepen, de son côté, se contente de balancer du gros riff, et avec cette production brute, ça fait plutôt mal : "Born in a Mourning Hall", "The Script For My Requiem", "I’m Alive"… Grands dieux, que c’est lourd. Jouissif.
Et comment, pour finir, ne pas s’extasier devant l’ahurissante maîtrise vocale de Maître Hansi Kürsch, modulant son chant comme personne, expert ès harmonies vocales, et très enclin à l’agressivité sur cet album. La « choir company » ne fait pas dans la dentelle ; les refrains sont magnifiés, les mélodies enchanteresses, l’invitation à cet « autre côté » est formulée si joliment qu’il est difficile de résister. Essentiellement d’obédience médiévale, Imaginations From the Other Side ne nous raconte pas les déboires d’un guerrier de glace sur sa licorne en quête d’une épée de diamant ; l’ambiance dégagée par l’album transpire tellement le travail de fond sur la musique et l’authenticité qu’il est difficile de remettre en question la sincérité du groupe et de son parolier.
Hansi laisse transparaître ouvertement les références littéraires ou historiques évoquées dans les chansons : Peter Pan, la saga arthurienne, les croisades, etc., ou des sujets plus contemporains (le télévangélisme de "Born in a Mourning Hall"…), mais se livre davantage dans ses textes que par le passé, comme en atteste le triptyque conceptuel "Imaginations From the Other Side" - "Bright Eyes" - "And the Story Ends", probablement autobiographique, et symbolisant à lui seul cette invitation à l’imaginaire, cette inflexion intellectuelle vers l’enfance, son innocence et ses démons.
D’un point de vue musical, la modulation ponctue ce disque de toutes parts, de la ballade d’un autre âge "A Past and Future Secret" et ses flûtiaux au bourrin "Born in a Mourning Hall", un large spectre est exploré, où absolument chaque titre aura ici un couplet, ici un solo, ici un pont à faire valoir. Non conceptuel, l’album se tient dans sa longueur et ne finira pas de révéler ses nombreuses qualités au fil des écoutes. Mentionnons malgré tout, pour la forme, les magnifiques "And the Story Ends", sommet mélodique, prestigieux mid-tempo conclusif, l’irremplaçable "Mordred’s Song", beau à pleurer, et le mouvementé "I’m Alive" (quels breaks, mes aïeux !)
Mais chacun des neuf titres possède sa force propre. Il serait bien vain d’essayer de les décrire individuellement. La série de sans-faute est entamée avec cet album, et Blind Guardian se dévoile enfin dans toute sa splendeur. Le groupe n’aura de cesse de chercher à se renouveler par la suite ; mais si l’on nous imposait la gageure de nommer un seul album représentatif du groupe, Imaginations From the Other Side ne serait vraisemblablement pas un mauvais choix. Les amateurs de metal riche et raffiné ne peuvent faire l’impasse sur ce grand album.