1990. Bobby a vingt-deux ans, et Bobby n’a plus peur. Il franchit tranquillement la grande grille de la maison de repos du Saule Paisible, et se rappelle que quatre ans plus tôt, au même endroit, les aides-soignants l’avaient trouvé grimaçant de terreur, le visage blafard, traçant nerveusement de ses doigts écorchés le mot Slayer dans le gravier blanc bordant la route… «Je croyais que c’était comme du Europe», hurlait-il. Pauvre fou. Mais aujourd’hui, Bobby n’est plus le même homme. Les pilules roses ont noyé ses craintes dans une brume opaque, et les douches prises avec le grand Dédé, qui décidément manie fort mal la savonnette, lui ont ouvert les yeux sur la cruauté de ses semblables. Oui, le mal existe. Il existe bel et bien, et en 1990, c’est encore Slayer qui l’incarne.
Il y a des albums qui vous marquent profondément. Des albums qui squattent votre tour à CDs depuis vos tous premiers pas de jeune métalleux, et qui depuis ont résisté à toutes vos modes et à tous vos délires. Même le lycée et la fréquentation d’individus en pleine crise d’identité musicale (voire d'identité tout court) n’ont pu avoir leur peau. Pour Bobby, Reign In Blood fait partie de ceux-là. Incroyablement malsain et d’une rare violence psychologique, il a prouvé à tous que l’on pouvait faire plus en vingt-neuf minutes que bien des groupes de black ou de death en vingt-neuf albums. Pour autant, la carrière de Slayer ne se résume pas à ce seul chef d’œuvre, puisque la simple évocation du nom de son successeur (en terme de qualité s'entend), Seasons In The Abyss, suffit à soulever de grandes clameurs d’approbation. Mais boxent-ils vraiment dans la même catégorie ?
Oui, mais pas de la même façon. Slayer avait amorcé avec South Of Heaven son virage vers un thrash bien moins spontané et nettement moins véloce, que certains qualifiaient même de plus réfléchi. Ce parti pris, qui en a échaudé plus d’un, nous a privé de ce que Slayer faisait de mieux jusque là, à savoir les déboulés sauvages sur lesquels Araya donnait toute la mesure de son immense talent. Talent qui consistait alors à vomir des flots d’insanités que n’importe quel autre être humain aurait rendues inintelligibles. A cela s’ajoutait une certaine propension à claquer des breaks incroyablement jouissifs (prenez ceux de "Angel Of Death" et de "Epidemic" par exemple) pour relancer la machine de plus belle, et le tout nous donnait des morceaux véritablement possédés. En ne voulant pas s’enfermer dans ce style certes surpuissant mais pour le moins restrictif, Slayer a pris tout le monde à contre-pied, et s’est exposé à une attente toute particulière pour la sortie de Seasons In The Abyss, dont on ne savait pas s'il serait synonyme de retour aux sources, ou de persévérance dans cette nouvelle voie...
Personne ne savait donc à quoi s'attendre. Et personne n'a été déçu... En s’enfilant d’entrée "War Ensemble", impossible de ne pas voir ressurgir les anciennes terreurs, les nuits moites et sans sommeil, et la peur… La peur dans le visage de votre copine quand elle vous surprend en pleine nuit en train de caresser votre chaîne hi-fi, véritable idole païenne dispensant ténèbres et tourment. D’accord, les morceaux sont globalement plus longs, et plus lents. Certains dépassent même les quatre minutes, se partageant entre mid-tempos réussis ("Dead Skin Mask", "Expendable Youth"), ballades funèbres ("Seasons In The Abyss", toujours aussi insolite) et pavés poussifs ("Skeleton Of Society"). Mais ils s’enchaînent avec une force terrible et une logique incontestable. Slayer maîtrise à la perfection le thrash froid et haineux qu'il a lui-même enfanté, et cela se voit : tout n’est qu’intros macabres, breaks invraissemblables et solos déments. Pourtant aucun morceau ne ressemble à son voisin. Varier les ambiances, les approches, en restant homogène et constant dans la qualité d'un bout à l'autre de la galette, c'est la marque des grands. Slayer est un grand. Cet album en est (une fois de plus) la preuve.
Un dernier mot pour la route ? Ok... Seasons In The Abyss est aussi différent de Reign In Blood qu'il en est indissociable. Et tout autant indispensable. S'en priver serait une grave faute de goût.