Voici l'exemple typique de l'album qui aura fait une grande pirouette arrière dans mon estime: Ruun, la nouvelle offrande des Norvégiens d'Enslaved. Réussissant un tour de force dans le petit monde du black metal avec Isa, leur précédent opus, écoulé à plus de vingt mille exemplaires et grand gagnant des Awards norvégiens, on se doutait fortement que les imposants vikings commanditent le même méfait. Il faut dire que depuis le formidable Below The Lights (2003) et surtout Isa, Enslaved a changé d'orientation musicale par petites touches suffisamment intéressantes pour que son public le plus ouvert ne décroche pas et que le groupe jouisse enfin d'une reconnaissance méritée.
De l'héritage viking metal des débuts (Frost), il reste cette symbolique forte, ésotérique, très lunaire (les runes et la mythologie nordique, approchées de façon plus spirituelle). Du black metal, il reste la dynamique musicale et la physique propre au style (les vocaux de Grutle Kjellson, enivrants à souhait, chant clair ou pas, les rythmiques de guitare et de batterie). Isa avait amorcé un virage psychédélique plus prononcé encore, fouillant dans les tiroirs musicaux du groupe et imposant par là même le style et le son, si particuliers désormais, des Norvégiens. Ruun enfonce un peu plus le clou: plus de riffs dissonants, d'expérimentations sonores ("RUUN", "Api-Vat" et sa rythmique incroyable) et de symbolique seventies (le mellotron, bien planqué dans le mix, joue pourtant un rôle majeur), plus de passages planants (le superbe break, tout en chant clair, sur "Path To Vanir", les guitares acoustiques de "RUUN") et de passages épiques (l'opener "Entroper", furieusement prenant).
Telles sont les composantes de ce nouvel album, déroutant à première vue. En effet, à la première écoute, une forte impression de platitude règne, aidée par un impressionnant mixage en trompe-l'oeil. Les détails sont cachés, se révèlent sournois et bien moins anecdotiques qu'il n'y paraît. L'ensemble paraît beaucoup plus homogène, voire plus répétitif que sur Isa. Quelques écoutes durant, on se dit qu'Enslaved a commis la première faute de goût de sa riche carrière. Puis, un jour, on saisit enfin le fil! Là, tout est dit: lorsque l'on a compris la dynamique générale et la construction de ce disque très riche et impressionnant de recherche musicale, on se dit finalement qu'Enslaved a tout pour lui. Pas loin de se remettre systématiquement en question, Enslaved essaie, tâtonne, joue de son incroyable et fertile imagination.
Capables même de pondre les meilleurs titres mid-tempo de leur carrière (le majeur "Essence", sublime hymne froid et distancié et l'obscur "Api-Vat", au final dantesque) et de toucher du doigt les dieux rencontrés sur Below The Lights (qui reste pour moi le sommet de leur carrière), les Norvégiens assurent huit titres incroyables, expressifs et fédérateurs au sein desquels les duellistes Ivar Bjornson et Arve Isdal enchevêtrent des riffs de guitare impressionnants de technicité, à la texture rugueuse et à la rythmique en béton armé (mention très bien à la basse de Grutle Kjellson, éclatante).
Reste la question du style pratiqué par Enslaved sur ce disque. Ruun est clairement un Isa puissance deux, où l'expérimentation se fait mètre-étalon ("Heir To The Cosmic Seed", ouvrant absolument toutes les portes au groupe). Si ce disque ne vous a pas plu, Ruun risque très fortement de vous repousser de plus belle. Mais ce serait passer à côté d'un album riche, épique et absolument divin, qui ne se dévoile que très lentement. Je suis passé du rejet quasi-total au respect le plus admiratif, devant le travail accompli par Enslaved sur ce disque. Envoûtant, tel est le terme le plus approprié pour ce groupe, qui approche à chaque réalisation un peu plus près les étoiles.