1993. Enslaved sort, sur un mythique Split-CD reálisé conjointement avec Emperor, Hordanes Land. On y découvre alors, avec un certain étonnement, une musique à la fois agressive, sombre et mélodique. Presque vingt ans plus tard, Enslaved sort Ritiir et on y découvre, avec un certain étonnement, une musique à la fois… euh… agressive, sombre et mélodique. Les Norvégiens auraient ils-fait du surplace ? Auraient-ils tout au moins « bouclé la boucle » ? Ceux qui connaissent un tant soit peu le parcours du groupe savent qu’il ne peut en être ainsi et, pour être honnête, ces trois qualificatifs sont peut-être les seuls points communs entre Hordanes et Riitiir. La musique du premier nommé est un superbe diamant brut sorti tout droit des entrailles de la terre (noire). L’album qui vient de sortir, lui, est plus une invitation à un non moins superbe voyage. Un voyage long et en avion.
Avec "Thoughts Like Hammer", Enslaved est au niveau, excellent niveau, qui était le sien à la fin de Axioma Ethica Odini. Sur un rythme plutôt tranquille, les chœurs magnifiques allègent le metal noir, les structures un poil alambiquées et les doubles grincements vocaux, aigus et graves. On se dit alors que Riitiir sera le prolongement (encore) un peu plus mélodique d’Axioma. La fin de l’album est également dans cette veine : "Storm of Memories" montre les affinités aussi obscures que psyché de Grutle et consorts, avant que "Forsaken" ne termine l’œuvre par une brève démonstration de puissance caractéristique du groupe, ponctuée par une transition toute Pink Floydienne (Dark Side of the Moonienne même) vers des minutes finales pleines de douceur. « Tout va bien, monsieur ? » demande alors l’hôtesse. « Le voyage s’est-il bien passé ? » Le voyageur répond alors par un signe de tête affirmatif, mais ne peut réprimer un tic nerveux avant d’essuyer la sueur qui couvre son front...
C’est que la montée dans les cieux que représentent les titres centraux de l’album est saisissante, d’aucuns diront même un peu traumatisante, car si les morceaux évoqués précédemment étaient très bons, que dire des autres ? Enslaved nous emmène dans une autre dimension, celle d’un metal global, encore relativement brutal, certes, mais affranchi (un esclave affranchi, en somme) de toute limitation musicale. Herbrand a envie d’aller encore plus loin dans la perfection faite voix ? Qu’à cela ne tienne : les gars composent "Veilburner" et les vocaux du claviériste se font aussi cristallins qu’émouvants. Le groupe a envie d’aller voir du côté du rock (oui, du rock) ? Ils écrivent "Materal", où le rythme rappellerait presque "We Will Rock You" par moments, ou encore le divinissime "Roots of the Mountain". Sur ce dernier titre, on en oublierait presque la sauvagerie initiale, tant la combinaison entre les vocaux d’Herbrand et des mélodies qu’on croirait tirées du répertoire de The Gathering vieille époque (les guitares flamenco finales rappellant, elles, davantage Muse…) est saisissante. Il ne faut pas oublier non plus "Riitiir", titre plus discret que les précédents, mais développant une rythmique syncopée incantatoire vraiment mémorable.
Alors oui, clairement, il faut évoquer un parallèle avec Opeth, l’Opeth pessimiste de Watershed, par exemple. Si la musique d’Enslaved reste tout de même fortement éloignée de celle de la bande à Akerfeldt (bien que certaines parties accoustiques de "Death in the Eyes of Dawn", la tonalité de plusieurs parties de claviers ou le break de "Veilburner" puissent faire songer aux Suédois), force est de constater qu’à l’affinité pour le prog' affichée par le groupe depuis belle lurette déjà, vient s'ajouter un travail sur les compositions encore plus fourni qu'auparavant et une variété de sons également nouvelle, de sorte que, pour la première fois, la comparaison peut se faire. Le mouvement initié par Enslaved sur Below the Lights, palpable sur Isa, Ruun et Vertebrae, et patent sur Axioma Ethica Odini, se renforce, s’accentue encore, et les Norvégiens se rapprochent à grand pas de l’éclectisme d’Opeth. Ce rapprochement en ravira certains, en dégoutera d’autres, mais il est un fait, et pour ceux qui trouvent que l’opus manque un peu de « Patate », ils pourront se consoler avec Hordanes Land, Vikingligr Veldi and co…
Trois piliers musicaux : agressivité (si, si, elle est encore là !), mélodie et une certaine complexité. Trois types de chant. Trois mains tendues vers le ciel. Rii-T-iir semble s’être placé sous le signe du ternaire. Sans entrer dans des considérations hors sujet en ces lieux, le nombre trois signifie en général synthèse et, à l’écoute de ce douzième album, on peut affirmer sans trop de risque que les Norvégiens arrivent à y synthétiser toute l’étendue de leurs possibilités musicales. Leur nouvelle oeuvre est un album immense, dense, touffu, et même s’il est agréable d’entrée de jeu, on devine qu’il faudra de nombreuses écoutes pour en saisir toute la portée. En haut, il y a la musique des dieux, éthérée et douce à nos oreilles. En bas, il y a la musique des démons, acide, brutale et torturée. Ritiir est un somptueux pont entre ces deux univers.