« Ils laissent également un album monolithique, telle une menaçante sentinelle prête à rappeler à l'ordre quiconque voudrait prendre le trône du patron.»1 « Black Clouds & Silver Linings défie ainsi l’auditeur par son léger goût d’inachevé en même temps qu’il semble franchir un cap.»2 «(…) la magie a été immédiate.»3 «(…) du plaisir a l’état pur pour tous les nombreux fans du groupe.»4 «(…) un culturiste qui ne voit son salut que dans un fantasme d'auto-fellation.»5 «Un des albums les plus colorés du groupe et peut être le plus personnel.»6
Telle une maman vérifiant la température du bain de bébé en y plongeant le coude, il y a fort à parier que l’amateur de Dream Theater (et non le « fan ») ira sur le net essayer de voir quel va être l’accueil de ce nouvel album de Dream Theater. Et comme à chaque fois depuis plusieurs albums (depuis Six Degrees, en fait), impossible de tirer une ligne directrice des avis énoncés tant ceux-ci restent variés, allant de l’encensement aveugle à la critique acerbe et systématique. Alors comment s’y retrouver dans cette jungle contradictoire ? La tentation est grande de conseiller au lecteur de ne se fier qu’aux chroniques pondérées et intelligentes des Éternels, mais finalement, rien ne vaudra de l’écouter soi-même et de se forger son propre avis. Toutefois, au-delà des réactions souvent excessives que provoquent chaque nouvel album de Dream Theater (et qui confirment si besoin était le statut à part de ce groupe qui passionne), il s’agit d’y voir plus clair dans ce Black Clouds & Silver Linings.
La critique en track by track est tentante, vu que seuls six titres remplissent la galette. Six titres imposants, s’étalant de cinq à dix-neuf minutes. L’ambition du groupe ne faiblit pas, et son refus de rentrer dans les canons de la musique mainstream avec des radio-edit de quatre minutes toujours aussi patent. Malgré tout, Dream Theater continue sur l’impulsion donnée par Train Of Thought, à savoir une musique plus catchy et facile à appréhender pour le non-musicien – ce qui ne veut pas dire moins complexe ou moins virtuose. Ainsi, des titres comme "Wither" ou "The Best of Times" s’inscrivent dans la tradition de mélodies mièvres qui ont toujours été une des facettes de Dream Theater, mais sans la subtilité, le raffinement et le mystère de titres tels que "Lifting Shadows Off a Dream", "Take Away My Pain" ou encore le désormais classique "Through Her Eyes". Non, ici, l’émotion est plus exacerbée et ostentatoire, la rendant moins percutante car moins insidieuse. Le même type de critique a été faite (avec raison) pour "The Answer Lies Within" sur Octavarium : ces titres risquent d’être assez vite oubliés. Malgré tout, le solo de Petrucci à la fin de "The Best Of Times" redonne à lui seul un intérêt à cette chanson, tant c’est l’un des meilleurs qu’il nous ait pondu depuis un paquet d’années.
Dream Theater est définitivement plus dans son élément sur les titres plus heavy metal. "A Rite of Passage", sans doute le meilleur titre de la galette, aurait presque pu figurer sur Train Of Thought : riff lourd, accélérations et claviers sombres, les différents éléments de l’album de 2003 y figurent avec en bonus ces petits arrangement à la guitare qui ont vu le jour sur Octavarium. Là encore, Petrucci nous gratifie d’un solo inspiré… tout le contraire de Rudess, qui sera le maillon faible de cet album, avec des interventions rarement pertinentes, que ça soit avec son continuum ("The Count of Tuscany") ou ses bruits bizarres ("A Rite of Passage")… Bien sûr, lorsque l’homme se contente de jouer de son instrument en accompagnement, on retrouve avec plaisir ses sonorités coincées entre progressif pur (orgue Hammond, continuum, piano…) et métal (chœurs ostentatoires, orgues…), mais chacun de ses solos est une déception… ils sont heureusement peu nombreux. Le cas Portnoy est plus difficile à cerner. Certes, son jeu de batterie n’a pas vraiment changé, toujours aussi riche, puissant et efficace, mais de plus en plus prévisible. Est-ce la raison pour laquelle Portnoy a choisi de s’impliquer plus dans le chant ? Son passage sur "A Nightmare to Remember" est en tous cas un ratage évident… l’intention est bonne, mais la participation d’un guest sachant growler aurait d’évidence été bien plus intéressante…
Et même, lorsque sur ce même titre, Dream Theater s’emballe et décide de devenir vraiment méchant avec un blast beat qui se veut presque Dimmu Borguirien, force est de constater que l’effet tombe à plat. Autant l’agressivité de Dream Theater sur Train Of Thought parvenait à faire bouger l’auditeur, autant celle sur "A Nightmare to Remember" sonne presque faux, comme si le groupe n’y croyait pas vraiment. Malgré tout, Dream Theater tente de ramener en son sein les fans désabusés par leurs trois derniers albums avec "The Count of Tuscany", dont les arpèges d’intros renvoient immédiatement à la période Images And Words / Awake avec un certain brio. Longue mais bien moins complexe et passionnante que "Octavarium" ou "A Change of Seasons" (à laquelle Portnoy la comparait), ce titre est rendu bancal par ce long passage très Floydien au milieu et ce final devenu depuis quelques années trop classique et répétitif – on ne compte plus les titres se terminant par ce genre de passage ("The Ministry of Lost Souls", "Octavarium", "In the Name of God"…). "The Count of Tuscany" laisse donc un gout d’inachevé dans la bouche, et ne parvient pas à se hisser au niveau d’"In the Presence of Enemies" (Part I&II), d’"Octavarium" ou de "In the Name of God". Quand à la comparaison avec "A Change Of Seasons", elle s’avère finalement assez peu pertinente, tant les deux titres appartiennent à deux périodes totalement dissemblables de Dream Theater.
Reste donc le cas "The Shattered Fortress", qui plus que tout cristallise les dissensions entre les auditeurs, fans, amateurs et critiques mélangés. Dernier chapitre de l’histoire de Portnoy aux Alcooliques Anonymes, il avait été commencé par "The Glass Prison" en 2002 et s’était poursuivi sur les 3 albums suivants : nous avons donc ici la cinquième et dernière partie. Il y a deux manières de voir ce titre : soit on y voit une facilité, un manque d’inspiration et finalement une espèce d’escroquerie révélant que Dream Theater est à bout de souffle, soit une suite logique dont l’ambition est de faire voyager l’auditeur d’album en album, en passant par "This Dying Soul", "The Root of All Evil", "The Glass Prison" et "Repentance". Cette seconde option est en tout cas le ressenti de votre serviteur, qui retrouve avec un plaisir non dissimulé les lignes vocales et les mélodies apportées par le groupe durant ces dernières années… le même genre de plaisir avec lequel s’effectuait la découverte des thèmes repris dans Metropolis Part II, même si avec "The Shattered Fortress", le procédé est moins subtil. Mais ça marche, et ce titre se révèle être lui aussi l’un des plus intéressants. Même les interventions vocales de Portnoy ne choquent pas.
Dream Theater persiste et signe, si quelqu’un en doutait encore, dans la voie qu’il s’est ouvert avec Train Of Thought. Le groupe ayant écrit Awake ou Scenes From A Memory n’est plus. Dream Theater a arrêté de s’adresser avant tout aux musiciens férus de technique pour se tourner vers cette nouvelle frange de jeunes fans séduits par une musique plus évidente et qui sonne plus familière à leurs oreilles. Dream Theater en a-t-il perdu son âme ? C’est ce que disent les esprits chagrins n’acceptant pas que leurs anciennes idoles se soient ainsi métamorphosées. Pour autant, Black Clouds & Silver Linings, pour inégal et maladroit qu’il soit par endroit, n’est pas foncièrement mauvais pour qui n’a pas vomi à l’écoute de ses précédentes productions.
1 (ZoSo Progressive Waves)
2(Cyrille Delanlssays sur Amarok Prog)
3(Oshyrya sur Metalchroniques)
4(Julien sur Spirit Of Metal)
5(Le Religionnaire sur Destination Rock)
6(Gohr sur Pavillon 666)