En 1994, GWAR est au summum de sa popularité. Leurs costumes grotesques, les facéties d'Oderus Urungus et la réputation de leurs concerts leur ont valu des passages mémorables aux émissions de Jerry Springer et de Joan Rivers, permettant à un public de plus en plus vaste de se rendre compte qu'ils n'étaient peut-être pas si bêtes que ça, ou, en tout cas, plutôt marrants. Du coup, MTV s'y intéresse, ils sont nominés aux Grammy Awards… Mais voilà : drogues, armes, femmes, hommes, enfants et animaux, GWAR les a déjà dans des proportions insensées. Quel autre choix leur reste t-il donc, au final, que d'aller aux toilettes ?
Suite à l'arrivée d'un nouveau guitariste lead, Pete Lee, le groupe amorce avec This Toilet Earth un virage vers des rivages musicaux plus « alternatifs » et « expérimentaux » histoire de se rendre « accessible » au « plus grand nombre ». Du coup, "Eat Steel", "Fight", tous deux ancrés dans le punk hardcore pur jus, et l'indicible "B. D. F.", qui lorgne sur un Thrash qui aimerait atteindre la superbe de "Maggots" sans jamais y arriver, sont ce que l'album offre de plus brutal et véloce. Le reste, bien moins frontal dans l'offensive, a pourtant de quoi surprendre. Par exemple, "Saddam A Go-Go", le tube d'ouverture, est un pur instant de funk metal parsemé de cuivres suintants, certes parodique, mais drôlement convaincant. Plus loin, les trente-cinq premières secondes de "Pepperoni", pas metal pour un sou, nous plongent dans un climat plutôt funky… Mais du funky qui accompagne habituellement moustaches, torses en sueur, cavités pas épilées, yeux qui roulent, lèvres mordues, ustensiles en formica et autres portraits de Georges Pompidou en haut à droite pendant la scène de la fessée au miel mal éclairée.
"The Insidious Soliloquy Of Skulhedface" démarre plutôt mal, avec ce riff paresseux et ce Scott Krahl inintelligible qui en fait des caisses pour son rôle de savant fou. Puis débarque cette partie centrale affolante, pastiche décomplexé d'un Musical de Broadway à la Andrew Lloyd Webber (impossible de ne pas penser à Cats en l'écoutant) qui, couplé à un final exalté où le personnage décolle enfin, balaye tous nos doutes malgré un côté « Krang dans son Technodrome » très appuyé. Quoi d'autre, quoi d'autre… Ah oui, "Pocket Pool", avec sa retenue insolente et ses changements de registre qui semblent couler de source, peut faire penser à Faith No More. "Slap U Around", sorte de suite à "Rock'nRoll Never Felt So Good", renoue avec le riff überbeauf à la Kiss et Cie et l'intro à la cowbell pour une ode excessive, révoltante et pleine de piqûres sur les avant-bras à la violence conjugale la plus extrême... Ce qui nous mène aux thèmes abordés. Car si certains coins ont été arrondis musicalement, GWAR n'a pas lâché un pouce de terrain concernant ces sujets de société qui comptent vraiment, comme le viol prénatal, l'addiction au crack ou la destruction accidentelle de la mauvaise planète lors d'un raid spatial.
Ainsi, "Penis I See", qui, comme l'excellent "Filthy Flow", rapelle Therapy? pour cette alliance entre rock/metal alternatif glacial et un zest de "pop" pour les guitares, est un affreux morceau sur le viol où Dave Brockie déblatère ses associations d'idées glauques et surréalistes qu'on espère sorties de séances d'écriture automatique : « did you ever want to be obscene/in a muerto magazine », ou encore : « well it's so easy to be/the latest atrocity/but it always seems to be/a penis that I see ». Peu après, "Jack The World" gifle l'auditeur avec son punk rutilant, presque joyeux, la frappe accablante de Brad Roberts et son refrain étincelant, qu'on croirait tout droit sorti de "I Want You Back" des Jackson 5, au cours duquel Mike Bishop fait des merveilles aussi bien à la basse qu'en secondant Brockie au chant, pour un grand moment de décalage osé et pertinent. "The Obliteration Of Flab Quarv 7", sorte de sketch bordélique et décadent, clôture le tout avec la chronique du génocide involontaire d'une planète qui n'en demandait pas tant.
This Toilet Earth représente un gros pas en avant pour GWAR dans le trip « pot pourri » voué à se poursuivre jusqu'à la fin de la décennie. On s'emmerde un peu, des fois ("Sonderkommando", "The Issue of Tissue (Spacecake)"…). Il arrive même qu'on se dise, les jours où on chipote, qu'une organisation différente des morceaux aurait sans doute évité un rythme en dent de scie, où les instants les plus communs succèdent à des éclats d'originalité mémorables. Assurément moins agressif, mais toujours aussi sale et goguenard.