Après un RagNaRök limite, GWAR, malgré une discographie suffisamment solide pour prouver le contraire, semblait céder du terrain à cette image de groupe paresseux et stérile, avec seulement deux ou trois titres de chansons marrants par albums et ses concerts pour faire parler de lui, prêt à se muer en quelque chose de tristement amusant à commenter de temps à autres pour se rassurer au sujet de la respectabilité de ses goûts. Quelque chose comme Lordi. Quelque chose qui, à vrai dire, n’aurait jamais pu accoucher de Cärnival Of Chaos.
Album qui porte d'ailleurs bien son titre. Le « potpourrisme » pratiqué par GWAR jusqu’à présent y atteint son paroxysme, aussi bien dans la variété des genres abordés que dans l'impression d’unité qui s'en dégage. La base dominante en est un rock compact, à la dureté pas tout à fait punk ni tout à fait metal, à la production fantomatique et à la sensibilité tout ce qu'il y a de plus garage qu'on se prend dans les dents avec "Penguin Attack" ou le rugissant "First Rule Is", qui ont le mérite supplémentaire de signer le retour des textes surréalistes : «outside the bombs explode/I am sitting on the commode/soon they'll reach the day care center/soon they'll bag the smashed placenta/thanks for the cookies mom sent ya». A cette base se greffent notamment les acquis de "Penis I See" et "Filthy Flow", présents sur This Toilet Earth, à savoir des touches de "pop" intempestives qui s'expriment tantôt par les breaks harmoniques remarquables de "Let's Blame The Lightman", tantôt par les chœurs discrets du grungesque "In Her Fear" (beau jeu de larsens en intro, au passage) et ceux, moins discrets et bien plus débiles, de "I Suck On My Thumb". Brad Roberts est à nouveau aussi écrasant que sur Scumdogs of the Universe, la paire Lee/Derks érige les murs de guitares parmi les plus abrasifs de sa carrière et le tout est bien évidemment couronné par un Dave Brockie qui a retrouvé hargne, folie, versatilité et charisme hors du commun.
Ensuite, il y a les morceaux "autres", aux sonorités surprenantes. Comme "Sex Cow" (rockabilly sous très, très mauvais acide), "Don't Need A Man" (Jazz langoureux interprété par Slymenstra Hymen), "Gonna Kill U" (seul morceau dispensable de l'album, ballade de rock indé universitaire chantée faux) et "Letter From The Scallop Boat". Avec ses bruits de vagues, de mouettes, de bouées et ses arpèges passés au chorus, il constituerait un instant de pop-rock on ne peut plus "radio-friendly" si Brockie n'y chantonnait pas la lettre d'un détenu accroc au crack, condamné pour crime passionnel, qui demande à GWAR de venir le tirer de son trou. Le son claquant et métallique de Casey Orr sied à merveille au dépouillement à l'œuvre ici (un comble pour le bassiste de Rigor Mortis), d'autant plus que le reste du temps, à part pour quelques breaks ici et là, il se fait plutôt discret. Pour le reste, notons de Grands Moments tels que "Sammy", "epic" de sept minutes aux guitares lancinantes, à la montée en puissance appuyée par la réserve habituelle de Dave Musel et dont le texte formidablement évocateur, rendu d'autant plus dément par cette production brumeuse, relate l'ultime escorte qu'offre GWAR au cadavre pourrissant de Sammy Davis Jr. jusqu'à un "autre côté" mythologique : «we've come to admire you/not even Frank would fire you/oh yeah/we've come to take you home».
Ou encore "Pre-skool Prostitute", effroyable immersion de cinq longues minutes de sludge dans les affres de la "white trash" du sud des Etats-Unis en compagnie d'un Brockie en plein dans son élément, dont l'écho lointain semble nous parvenir du fin fond d'une caravane branlante, théâtre des plus indicibles abus pouvant découler de l'inceste sauvage : il faut entendre son effrayante exultation sur des morceaux de bravoure comme «your naughty nanny/your grumpy granny/rusty tire iron hanging out your fanny/Ooooh you little English schoolgirl you !» pour y croire. On passe aussi par des moments plus enlevés comme le groovy, mais brutal, "Billy Bad Ass", le très rancidien "I Hate Love Songs" où Casey Orr imite foutrement bien Tim Armstrong, l'instant "thrash du vétéran défiguré ultraviolent (à défaut du zombie toxique ou du magicien sadique)" de "Back To Iraq" ou encore le punk bas du front de "Antarctican Drinking Song"… Même "The Private Pain of Techno Destructo", beuglée par un Hunter Jackson pourtant pas très impressionnant dans son rôle de cyborg maléfique, est rattrapé par l'énergie des musiciens et les pichenettes discrètes, mais mortelles, de Musel, qui renforcent le côté épico-intergalactico-machiavélique de la première minute avant que ne déboule un break complètement con tiré du Barbier de Séville.
Cärnival of Chaos happe l'auditeur attentif dans un tourbillon d'imagination musicale, vocale et littéraire qu'on imputerait pourtant à GWAR, le groupe de la ripaille héritée du Théâtre du Grand Guignol, des interjections monosyllabiques et des phallus baveux, pour rien au monde. Un album précieux, d’autant plus qu’il marque le point culminant d'une osmose fragile entre une réceptivité toute particulière à l’Atroce, un humour acide, sans concessions ni tabous, et le génie discret, mais dévastateur, des membres d’un des groupes les plus mésestimés des vingt dernières années. Et comme tout point culminant…