Après une succession d’albums sortis en très peu de temps mais d’une qualité telle qu’ils sont rapidement devenus des classiques, Whitesnake est attendu au tournant en 1982. Le dernier opus en date, l’excellent Come And Get It, a été le plus gros succès du groupe dans les charts (N° 2 au Royaume Uni), avec deux singles dans le top 20. On pouvait s’attendre à ce que le groupe continue sur sa lancée en répétant la même formule gagnante.
Et c’est ce que le groupe va essayer de faire en reproduisant ses techniques de travail : Coverdale part composer seul dans son coin, les musiciens se retrouvent pour répéter puis enregistrer et c’est parti dans le fun et la bonne humeur. Sauf que cette fois ça ne fonctionne pas. L’incontournable Martin Birch n’est pas derrière la console (occupé avec Iron Maiden), l’ambiance en studio n’est pas à la rigolade, les musiciens font leur boulot sans passion et attendent la fin de la journée pour aller au pub. Whitesnake s’est installé dans une routine qui a transformé le groupe en un boulot comme un autre. Il faut dire que les exigences de la maison de disques (un nouvel album et une tournée tous les ans) sont pesantes. Coverdale a par ailleurs le sentiment d’avoir atteint un sommet artistique avec ses deux précédents albums, le maximum possible pour ce line up. En effet comment écrire une meilleure chanson de hard à la fois bluesy et groovy que "Fool For Your Loving" par exemple ?
D’autres facteurs plus personnels s’ajoutent à ce tableau déjà peu reluisant : le chanteur, leader et principal compositeur du groupe est en plein divorce (ce qui aura quand même le mérite de lui inspirer des textes forts émotionnellement), et lorsqu’en plus sa fille tombe gravement malade Coverdale décide de tout plaquer et annonce à ses musiciens qu’ils sont libres de chercher des engagements ailleurs, laissant l’album presque terminé en suspens. Cette prise de recul aura été nécessaire à DC qui, une fois sa fille guérie, décide de reprendre l’avenir de son groupe en main en prenant les décisions qui s’imposent : nouveau management, nouveau label (Geffen) et surtout nouveau line up. Paice, Marsden et Murray sont remerciés, remplacés respectivement par Cozy Powell (ex Rainbow, futur Black Sabbath), Mel Galley (ex Trapeze) et le bassiste de jazz rock Colin Hodgkinson. Seuls Lord et Moody sont conservés. Cependant les nouveaux venus ne jouent pas sur l’album, déjà fini à leur arrivée.
Lorsque Saints an' Sinners sort enfin, force est de constater que tous ces problèmes internes n’ont pas été bénéfiques à la musique du groupe. L’inspiration est nettement en baisse par rapport aux opus précédents, à l’exception notable des deux chefs d’œuvre placés au milieu du disque, qui seront réenregistrés sur le multi-platine 1987. La version originale de "Crying in the Rain" est plus simple et sobre que son réenregistrement, bref moins spectaculaire, mais celle de "Here I Go Again" atteint des sommets d’émotion traduisant magnifiquement la période difficile traversée par Coverdale. Du grand art : quelle que soit la version, une grande chanson reste une grande chanson. Malheureusement ces deux morceaux sont véritablement l’arbre qui cache une forêt de médiocrité. En effet cette garniture succulente est prise en sandwich par deux tranches de pain plutôt rassis…
La première moitié du disque n’est pourtant pas vraiment mauvaise avec des morceaux assez commerciaux dans l’esprit, et annonçant peut être déjà l’évolution future. Des titres sans génie mais plutôt entraînants ("Rough an' Ready"), mélodiques et efficaces ("Bloody Luxury", "Young Blood"). On trouve même le très bon "Victim of Love", dégoulinant de douleur bluesy exorcisée. La fin du disque s’avère en revanche particulièrement fade, avec des chansons tout à fait anecdotiques. L’album s’arrête véritablement après ses deux tueries centrales. On ne retrouve plus jamais tout ce qui fait le charme et la saveur du groupe, que ce soit musicalement ou dans les paroles qui commencent à tourner en rond autour de clichés déjà éculés ("Rock an' Roll Angels", "Dancing Girls"). Même le title track qui clôture le disque est lourdaud et ne décolle pas.
Saints an' Sinners est un parfait exemple de « l’album de transition », cliché du critique rock par excellence. Les bouleversements qui ont secoué le groupe lors de son élaboration expliquent certainement cette contre performance, la première pour Whitesnake qui avait jusque là réalisé un sans faute. C’est aussi l’album qui marque la fin de la première époque du groupe, la meilleure selon certains, et le début d’une nouvelle ère plus instable à laquelle va participer la nouvelle formation qui part sur les routes défendre cet album discutable.