Genesis -
Selling England By The Pound
Et ça se sent dès le départ... les premières secondes, avec un chant a-cappella, plus touchant que jamais... et ces guitares, ce piano, qui viennent se poser délicatement, pas de rentre-dedans, juste une imperceptible beauté... puis la batterie qui arrive sur la pointe des pieds (ou plutôt des cymbales)... ça se dynamise, lentement, et puis ça s’emballe, la batterie part dans une folle cavalcade, et nous voilà embarqués dans une danse furieuse, ultra-complexe... mais nous sommes chez Genesis, la complexité n’est pas mise en avant... non, ce qu’on retient, c’est cette perpétuelle harmonie, cette sublimation de tout ce qu’on avait connu dans Nursery Cryme et Foxtrot : ces mêmes éléments, cette fois à leur apogée.
Oui, ça se sent que Genesis a encore franchi un cap, mais cette fois-ci avec la ferme intention d’atteindre le sommet de la montagne... et ce disque, contre toute attente, va les y mener. Je ne parle pas ici de succès critique, mais bel et bien d’accomplissement personnel, de maîtrise absolue des éléments progressifs. Magnificence et beauté, encore et toujours : tels sont les maîtres mots de cet album miraculeux, dont le charme n’est pas prêt de s’estomper.
D’ailleurs, revenons à ce "Dancing With the Moonlit Knight" : mais qu’est-il arrivé à notre beau chevalier ? La cavalcade s’est terminée, il est seul, et il se lamente : guitare plaintive, flûte merveilleuse, violons évanescents... on a beau lui tendre la main qu’il s’éloigne, encore et encore, jusqu'à disparaître... nous laissant avec un tondeur bien étrange, nous contant le quotidien d’une Angleterre qui ne l’est pas moins... "I Know What I Like" ou le premier « tube » de Genesis, qui leur vaudra une première entrée dans les charts... rien de comparable avec les succès futurs de la période 80’s... titre à la fois attrayant et grotesque, non empreint d’une certaine ironie... cela vaut bien un "Seven Stones" ou un "Time Table" sans pour autant s’inscrire dans la même logique.
Rien de comparable, toutefois, à ce qui va suivre : "Firth Of Fifth", pièce de plus de neuf minutes, et tout simplement LE morceau de Genesis, leur réussite absolue, leur plus grand joyau, une perfection d’ambiance, de nuances et de contrastes : progression implacable, passages instrumentaux orgasmiques... bon dieu, cette intro au piano... et toute, je dis bien TOUTE la partie centrale, sont de ces instants qui restent ancrés dans votre mémoire pour l’éternité... le thème à la flûte, qui dérive vers un mini-solo de piano ahurissant de beauté et de tristesse contenue... et l’intro reprise au synthé, Collins débordant d’énergie... pour nous amener à un de ces instants de grâce dont on ne se remet vraiment jamais : le thème à la flûte repris par Hackett... comment peut-on mettre autant d’émotion dans une guitare... ça dure un peu moins de deux minutes, mais c’est bouleversant... sûr que les autres contribuent à cette quasi-perfection : Collins, à la batterie pleine de retenue, Banks qui vient appuyer le thème avec un son angélique, Rutherford toujours percutant... mais on ne les remarque pas, car ils ne font plus qu’un, pleinement consacrés à la musique qu’ils nous offrent... après ce moment de pure extase, on revient progressivement à la réalité et le tout se termine magnifiquement. Bref, je ne vois pas comment on pourrait se passer de ce classique, pour moi le meilleur morceau que le rock progressif (et même plus encore...) nous ait offert.
Remettons-nous de nos émotions... avec un morceau pas bien terrible, certainement le moins bon de la période Gabriel : "More Fool Me", chanté par l’ami Collins, pleine de bons sentiments prémâchés, à la mélodie très facile : bref une niaiserie. Le fait qu’il suive un pur chef-d’œuvre n’arrange rien à l’affaire... enfin, pas la peine de s’en faire, car c’est bien le seul point faible de cet album prodigieux...
Car nous voilà repartis sur un rythme militaire, avec Collins qui mime le tambour : "The Battle of Epping Forest", histoire semi-fictive
narrant la bataille complètement absurde de deux gangs rivaux. On retrouve la structure narrative propre à des titres comme "Get ‘Em Out By Friday", sauf qu’ici on franchit allègrement les dix minutes. Genesis lui-même exprimera son regret envers ce titre, pour eux « trop dense, allant dans tous les sens, sans fil conducteur ». Moi, je ne vois pas trop ce que l’on peut reprocher à ce titre : certes, c’est parfois difficile à suivre, mais je ne vois aucun problème de construction et prend toujours un réel plaisir à l’écouter (mais peut-être parce j’attends avec impatience le final, totalement imparable !)
Suit "After the Ordeal" magnifique instrumental qui atteint les cimes de la splendeur lorsque flûte, synthé et guitare se répondent dans une fin mélancolique à souhait : ça pourra paraître anecdotique à certains, mais pour moi c’est l’un des meilleures passages du disque, et la preuve de sa grandeur, puisque chaque titre (ou presque) a été composé avec le même soin.
Et puis "The Cinema Show" ou le deuxième plus grand titre de Genesis, une merveille, un enchantement où le raffinement est perceptible à chaque seconde. D’abord, cette première partie aux guitares simples... et la voix de Gabriel qui vient se poser, toujours aussi puissante... il est question de Roméo et Juliette au cinéma... ils se livrent à une passion charnelle (le « chocolate surprise » ?) tandis que le film défile sous leurs yeux... et cette seconde partie, où les claviers de Banks prennent le relais et se diffusent en arpèges totalement irrésistibles... et c’est l’orgasme musical à deux reprises (je ne vous dis pas quand, pour garder la surprise). Pourquoi ? Pour deux thèmes d’une simplicité tellement extraordinaire qu’elle en devient tétanisante. La preuve, s’il en fallait, qu’il ne sert à rien d’aligner trente-six notes à la seconde ou d’aller tout complexifier lorsqu’il s’agit d’émouvoir : preuve que le progressif, le vrai, ça n’a jamais été la musique au service de la technique ; n’en déplaise aux détracteurs du genre.
Et on finit, tranquillement, sur le thème de "Dancing With The Moonlit Knight" finissant le disque sur une teinte lunaire et tragique... et c’est fini. Et ce que l’on retient surtout, c’est que pour la première fois, on n’a plus l’impression d’entendre un groupe jouer.
Ce que je veux dire c’est que, à certaines occasions dans le disque, on n’entend plus les cinq musiciens jouer ensemble : non, on perçoit une seule et même entité, jouant une seule et même musique : la parfaite harmonie, en quelque sorte. Et c’est là qu’on a conscience de la grandeur de cet album, ce qui, d’une certaine manière, préfigure The Lamb Lies Down On Broadway, cette osmose totale... et la musique n’en devient que plus essentielle... la note, comme toutes les autres, est à placer dans le contexte d’une riche et passionnante carrière... mais sachez que, dans mon cœur, ce disque vaut bien un point de plus... c’est le chef-d’œuvre du progressif, je vous dis ! ! Qu’ajouter à cela ?