Et ce qui devait arriver arriva... à la fin de l’année 1974, Peter Gabriel annonce au patron de Charisma (leur maison de disques) sa décision de quitter le groupe sous peu. Le succès aura donc eu raison de l’unité du groupe... après une tournée monumentale (utilisation d’écrans, de mannequins, de projections vidéo, des costumes encore plus excentriques), l’ami Peter tire sa révérence le 27 mai 1975, pour s’embarquer dans la carrière que l’on sait. Une page se tourne alors...
Une autre se présente, pour l’instant inquiétante et désespérément vierge. La presse, encore une fois, ne se gêne pas : sans son illustre chanteur, Genesis serait mort, fini, laissant une œuvre ô combien exemplaire, mais ne pouvant être prolongée ; absence de Gab oblige. Ce qui n’est pas de l’avis de tout le monde... et surtout de Tony Banks, le claviériste discret, qui estime avoir encore des choses à dire et à exprimer ; ni une ni deux, le voilà mentor du groupe, et principal compositeur pour de bon. (principal ne signifiant pas unique, loin de là). D’accord, c’est bien beau d’avoir un mentor, mais ça ne comble pas le manque laissé par Peter ! Qui saura, qui pourra, qui voudra même, reprendre son flambeau ?
Alors les auditions commencent. On fait passer les prétendants sur "Squonk". Particularité du titre ? Peter n’aurait jamais réussi à la chanter correctement (mais il faut bien dire que ce titre ne lui correspondait pas). Plusieurs passent, ce n’est jamais concluant... et puis un jour, Phil se ramène, et se dit : « Pourquoi pas essayer ? ». C’est vrai, après tout, ses contributions vocales sur les précédents albums, même si pas toujours intéressantes, avaient le mérite d’être justes. Alors il tente... et dès la première, c’est la bonne. Du grand art. Les autres se posent la question : un batteur-chanteur, c’est crédible ? Bah, pourquoi pas ? S’il faut, on prendra un second batteur pour la tournée !
Et voilà, le groupe a son chanteur, et, plus remonté que jamais, se remet à l’écriture. Mais désormais, plus question d’accréditer les morceaux au nom de Genesis : c’est chacun pour soi. Réflèxe de Banks, qui avait peur que se reproduise le phénomène Gabriel, et qui voulait prouver que la plupart des compositions lui étaient redevables ? C’est fort possible ; sur cet album, il est le seul à signer ou co-signer l’intégralité des titres. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, l’écriture collective ; comme pour "Dance on a Volcano" ou "Los Endos", signés par le groupe au complet.
Il n’empêche que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne : Collins d’abord, mais qui se rattrape par une prestation vocale de premier ordre ; et puis, où est passé Steve Hackett ? Ses apparitions à la guitare sont d’autant plus précieuses qu’elles se font franchement rares, et souvent bien floues, cachées derrière les nappes de clavier du sieur Banks. Bref, vous aurez compris, si quelqu’un a pris le pouvoir dans le groupe, c’est bien lui.
Mais qu’est-ce que ça donne, alors, avec Banks aux commandes ? Inutile de rêver, on n’atteint pas l’excellence d’un The Lamb Lies Down On Broadway ; il n’empêche que cet album a quelque chose de merveilleux. La grandiloquence des oeuvres passées s’est effacée pour aboutir à quelque chose de plus intimiste, de plus feutré ; mais malgré tout, on sent toujours la patte Genesis. On sent toujours ces petites histoires, grotesques ou mélancoliques ; toujours cette finesse, cette délicatesse, mais cette fois-ci mise plus en avant. Les arrangements se font plus savants, plus retenus ; plus vraiment de délires instrumentaux (quoique...) ; mais une recherche mélodique encore plus poussée, autant que la construction des titres. C’est donc encore une fois le raffinement qui ressort de ce disque ; et ça tombe bien puisque c’est ce que je préfère chez eux (et je ne pense pas être le seul).
L’album en lui-même est particulièrement équilibré : ouverture enjouée, voire déjantée avec l’excellent "Dance on a Volcano" et son thème imparable, qui se termine en cavalcade furieuse ; le magnifique "Entangled" avec ses guitares tissées d’or, avant que Banks surgisse pour un final tragique à vous coller des frissons. Adorable "Squonk" qui vient nous redonner le sourire, avec un Collins véritablement au sommet de sa forme vocale ; voilà certainement le meilleur exemple du Genesis de l’époque. Comment peut-on résister à ce rythme si évident et ces motifs mélodiques si charmants ? Non, franchement, je ne vois pas. Mais bon, tous les goûts sont dans la nature...
Revoilà la mélancolie avec "Mad Man Moon", largement dominée par Banks et son piano... mais quand c’est si bien fait, pourquoi se plaindre ? Ce refrain si touchant... et ce pont incroyable qui voit l’ami Tony monter vers les cieux... pour redescendre tranquillement. Bon. Résumons : quatre titres, quatre petites merveilles, sans taper dans le dantesque des "Firth of Fifth" et consorts, mais ce n’est pas ce qu’ils cherchent ! La suite ? Pas autant de perles, il faut l’avouer : "Robbery..." garde un ton plaisant, mais ne possède pas la force d’un « Squonk ». Peut-être le rythme n’est-il pas vraiment adapté... relevons tout de même un pont complètement furieux, ultra-technique sans en avoir l’air (ou juste un peu...) et des passages au synthé toujours excellents ; mais, oh, on est chez Genesis, qu’est-ce que vous croyez ?
"Ripples"... magnifique chanson sur la vieillesse, admirablement chantée, désespérément belle... et toujours cette science du pont, avec, cerise sur le gâteau, un Hackett merveilleux, sa guitare évanescente sublimant une mélodie d’abord inquiétante puis d’une tristesse subtile, mais avec une imperceptible note d’espoir... un des très grands moments du disque. On ne saurait en dire autant du titre éponyme ; certes il reste agréable à écouter, mais son côté facile et calibré pourra rebuter ; et puis dans la rubrique « sons étranges », on croirait entendre un bruit de fermeture de braguette à la fin du titre ! (Si si, écoutez bien !) Ce petit moment de rigolade est bien représentatif du morceau : anecdotique.
Mais bon, faut qu’elle se termine bien, cette histoire ! Alors voilà "Los Endos", instrumentale féerique reprenant les ambiances et les thèmes principaux du disque, avant que Collins se lance dans un ultime hommage à l’archange Gabriel : « There’s an angel standing on the sun... » En dehors du clin d’œil Suppersreadien, le groupe se placerait-il sous la bénédiction de leur ancien chanteur ? Ou veulent-ils montrer ainsi qu’ils ne renient pas leurs racines ? Le public leur en sera gré, et l’album sera alors la meilleure vente de Genesis, qui n’en restera pas là comme chacun le sait. Mais pour l’heure, replongeons-nous dans ce disque au parfum de magie, là où même la tristesse semble insouciante ; peut-être bien le disque le plus plaisant qu’ait jamais enregistré Genesis.
Sans prétendre à la richesse de The Lamb..., cela reste divinement agréable à écouter ; et puisque six titres sur huit sont franchement réussis, pourquoi se priver ? Regrettons, juste un peu, que Steve Hackett ne soit pas plus présent, mais ditez-vous bien qu’il prépare sa vengeance... là où le vent souffle... il va y avoir du sang sur les toits...